Les inégalités en santé touchent l’ensemble de la population
Alors que chaque automne, l’augmentation des primes maladie est sur toutes les lèvres, les inégalités en santé ne font pas couler beaucoup d’encre. Et pourtant, elles concernent toutes les classes sociales et sont peu prises en compte par les politiques. Un constat qui étonne: «Le débat sur les coûts des soins accapare beaucoup le public et laisse peu de place pour d’autres. Lorsque l’on aborde les questions de santé de la population, il est important de prendre en compte les déterminants sociaux qui lui sont corrélés. Aujourd’hui encore, on pense à tort que la bonne ou mauvaise santé d’un individu qui vit dans un pays riche comme la Suisse est un problème de comportement individuel. Alors que les inégalités sociales ont un impact important sur l’état de santé des gens», explique Mathieu Arminjon, historien et philosophe de la médecine et des soins à la Haute école de santé Vaud (HESAV) et directeur d’un ouvrage collectif sur le sujet.1
En d’autres termes, ce n’est pas parce que l’on vit dans un pays où l’on mange à sa faim que l’on a tous les mêmes chances d’être en bonne santé. «Les conditions de travail et de vie, ou encore les discriminations que l’on pourrait subir du fait de sa couleur de peau ou de son genre, notamment, ont un impact sur la santé des individus. Il est primordial de s’intéresser aux inégalités sociales pour tenter d’amoindrir celles liées à la santé. Lorsque l’on a peu de moyens financiers par exemple, on peut avoir tendance à éviter d’aller consulter pour faire des économies, mais ce n’est pas la seule différence entre personnes aisées et personnes modestes. Les décisions politiques en matière de santé ne doivent donc pas uniquement regarder du côté des différences de recours aux soins, mais elles doivent s’intéresser au tissu socio-économique», explique Pierre-Nicolas Oberhauser, chargé de recherche et développement à l’HESAV.
Des exemples concrets
Un avis partagé par sa collègue Sandrine Maulini, collaboratrice en recherche et développement: «Avant de se pencher sur l’accès aux soins, les politiques devraient comprendre pourquoi certaines personnes tombent davantage malades que d’autres.» Les inégalités sociales de santé sont liées au genre, au revenu, à l’ethnie, à l’âge, au lieu de résidence. À titre d’exemple, les maladies cardiovasculaires dépendent clairement du parcours de vie de la personne. A-t-elle accès à une alimentation équilibrée? A-t-elle le temps pour des loisirs? Son activité professionnelle a-t-elle un impact négatif sur son état de santé? Son sommeil est-il de bonne qualité? Ses conditions d’habitation sont-elles adéquates? Etc. Autant de questions qui se posent lorsque l’on regarde de plus près l’état de santé d’un individu.
Un meilleur environnement social pour une bonne santé
Le Programme santé migrants des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) vient en aide à cette population vulnérable. Les soins ne suffisent pas toujours. Explications.
S’il y a bien une population pour laquelle l’environnement social a des répercussions directes sur la santé, c’est celle des demandeurs d’asile et des réfugiés. Arrivés en Suisse après avoir vécu des situations stressantes, voire traumatisantes, ils développent des maladies physiques mais aussi psychiques découlant de leur parcours migratoire et de ce qu’ils ont vécu avant de décider de partir. «Dès leur premier jour à Genève, ils sont accueillis dans notre programme et une évaluation de santé est faite par une infirmière spécialement formée. En fonction de leur état, ils ont ensuite des rendez-vous médicaux planifiés. Nous avons également une psychomotricienne qui est là pour faire parler le corps, lorsque les maux psychologiques se répercutent sur le physique», explique la Dre Sophie Durieux-Paillard, médecin adjointe au Programme santé migrants des HUG. Des interprètes sont présents pour permettre à ces personnes allophones d’exprimer leurs besoins et leur mal-être. Une attention particulière est portée par l’équipe soignante au parcours de chacune d’elles, au contexte géopolitique qui les a poussées à fuir. «Connaître la situation dans leur pays d’origine permet d’avoir de l’empathie et d’entrer plus facilement en communication. C’est une des compétences indispensables des personnes qui travaillent dans ce programme», poursuit la doctoresse. Les migrants profitent également de conseils et sont réorientés vers des personnes-ressources pour ce qui est des aspects administratifs et légaux.
Promiscuité, stress et incertitudes
À première vue, on serait tenté de croire qu’avec les bons soins prodigués par les HUG et un soutien psychologique adapté, les requérants d’asile ont toutes les chances d’être rapidement en aussi bonne santé que le reste de la population, gommant ainsi les inégalités. Pourtant, les choses ne sont pas aussi simples: «En matière de soins, les migrants sont bien pris en charge. Cependant, l’environnement psychosocial dans lequel ils évoluent impacte défavorablement leur état. Dormir dans un dortoir avec des personnes que l’on ne connaît pas, partager cuisine et sanitaires, ne jamais avoir d’intimité sont des facteurs néfastes pour la santé. Par ailleurs, les procédures d’asile sont stressantes et il y a une incertitude qui plane quant à l’avenir. En tant que médecin, je peux demander à ce qu’un jeune homme soit hébergé dans une chambre de deux lits dans un centre, mais il n’y a pas assez de place pour loger tout le monde, alors ce n’est pas toujours possible, même si des raisons médicales le préconisent», poursuit la Dre Sophie Durieux-Paillard.
Bien qu’ils bénéficient d’une assurance maladie prise en charge par l’État et qu’ils n’ont pas de loyer à payer, la modeste somme qu’ils touchent par mois pour se nourrir et se divertir leur laisse peu de marge de manœuvre pour consommer des aliments de bonne qualité et en suffisance. Pour une meilleure prise en charge, un conseiller social santé peut recevoir les migrants et les orienter vers des activités sportives, des cours de langues et autres loisirs possibles. Car soigner les éventuelles maladies n’est en effet pas suffisant pour garantir le bien-être global. Et la Dre Durieux-Paillard de conclure: «À l’avenir, tous les centres de médecine de premier recours devraient inclure une prise en charge en santé mentale. 90% des migrants souffrent de problématiques de cet ordre.»
«Il y a une forte corrélation entre la différence entre les plus bas et les plus hauts revenus et les inégalités sociales de santé. Dans les pays où les écarts salariaux sont moindres (on prend généralement en exemple les pays scandinaves ou le Japon), ces dernières sont moins importantes», précise Mathieu Arminjon. Mais l’historien ajoute, ironiquement: «Elles concernent toutefois tout le gradient social. Si l’on en croit les données issues de l’épidémiologie sociale (science qui regarde les maladies en fonction des conditions de vie et les facteurs sociaux qui influencent l’état de santé, ndlr), Elon Musk, deuxième fortune mondiale, est en moins bonne santé que Bernard Arnault, qui occupe la première place du classement des fortunes. C’est une source de stress d’avoir un concurrent plus riche que soi!»
Bien qu’il soit difficile de s’apitoyer sur les sorts des patrons de Tesla et du groupe LVMH, cette boutade permet de souligner que notre position dans la hiérarchie sociale a un effet sur notre bien-être et que nous sommes donc tous concernés par les inégalités sociales de santé – et pas uniquement les populations les plus marginalisées ou défavorisées.
Mieux combattre les inégalités
Sandrine Maulini est catégorique: «Lorsque les gouvernements réfléchissent à élever l’âge de la retraite ou encore à la problématique des coûts des soins, ils doivent tenir compte des déterminants socio-économiques de la santé.»
Pour parvenir à réduire les inégalités, encore faut-il les documenter. Pour cela, les trois experts interrogés souhaiteraient que des statistiques plus précises sur les causes de décès ou de maladies –prenant en compte non seulement l’âge et le sexe, mais aussi les aspects sociaux– soient enregistrées, en particulier en Suisse, afin d’avoir une meilleure vision des inégalités et de pouvoir ainsi les combattre.
Les choses progressent cependant. Le Fonds national suisse (FNS) finance un projet de recherche mené par Mathieu Arminjon, Nicolas Oberhauser et Sandrine Maulini sur les processus qui contribuent à la méconnaissance ou à l’invisibilisation des déterminants sociaux et des inégalités sociales de santé.
Quant à l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), il soutient plusieurs projets de recherche en lien avec cette vaste thématique. Parmi eux, un s’intéresse à mesurer l’équité dans les soins et dans leur qualité, un autre se penche sur la santé des femmes, un autre encore passe en revue les indicateurs pour mesurer l’équité dans les domaines de la santé, entre autres. Céline Reymond, porte-parole de l’OFSP, rappelle cependant que «la mise en œuvre des mesures pour éviter les inégalités est du ressort des cantons. La sensibilisation et la communication sont des éléments à utiliser pour les éviter. L’OFSP doit améliorer la connaissance du système dans la population, via des campagnes d’information.» Une fois les différentes études en cours terminées et les données récoltées, il faudra en tenir compte dans les débats publics et lors des décisions politiques à venir.
L’épidémiologie sociale au chevet des inégalités de genre
Les différences biologiques entre hommes et femmes ne sont pas les causes uniques de la prévalence plus élevée de certaines maladies chez l’un ou l’autre sexe. Leur rôle dans la société doit aussi être pris en compte.
Pendant des décennies, la grande majorité des études en lien avec la santé n’incluaient, dans les échantillons de population, que des hommes. Sous nos latitudes, ils étaient majoritairement blancs. C’est sur la base de ces recherches très centrées sur le standard masculin que la plupart des traitements ont été établis et que la majorité des pathologies ont été étudiées. Pourtant, femmes et hommes n’ont pas la même composition corporelle, ne sont pas sujets aux mêmes fluctuations hormonales et, à maladie égale, ne présentent pas toujours les mêmes symptômes. Le sexe implique des différences biologiques évidentes, mais il n’est pas le seul critère influençant la santé des individus. «Le genre social a aussi un impact important. La place dans la société de l’individu l’expose à certains risques de façon plus ou moins importante», explique Joëlle Schwarz, sociologue et épidémiologiste, co-responsable de l’Unité santé et genre à Unisanté, à Lausanne.
S’il est assez facile de comprendre qu’un homme qui exerce un métier très dur physiquement est plus susceptible de souffrir de problèmes de dos qu’un informaticien, il n’est pas aussi simple d’appréhender cette question lorsque l’on compare un homme et une femme qui exercent le même métier. Joëlle Schwarz prend un exemple désormais bien connu du corps médical: «Pour les maladies cardiovasculaires, les femmes sont désormais autant touchées que les hommes, c’est notamment la première cause de mortalité chez elles, tous âges confondus. Cependant, lorsqu’elles présentent une douleur dans la poitrine, le risque est que la piste cardiovasculaire soit moins investiguée (et celle de l’anxiété sur-investiguée). De plus, les femmes ont une probabilité plus élevée de présenter des symptômes atypiques, ce qui peut ajouter des difficultés à la pose du bon diagnostic.»
Autre exemple intéressant, celui de l’ostéoporose, une détérioration du tissu osseux qui frappe un grand nombre de femmes, surtout après la ménopause. «Comme cette maladie touche majoritairement les femmes, la recherche est davantage menée sur elles. Cependant, les hommes peuvent aussi en souffrir», poursuit la spécialiste.
Même constat avec la dépression. La gent masculine exprime moins facilement son mal-être et est plus réticente à consulter, surtout face à de la souffrance psychique. «Un homme en dépression peut avoir davantage tendance à exprimer son mal-être à travers une agressivité ou la consommation de substances comme l’alcool ou des drogues», précise l’épidémiologiste.
Virilité et prise de risques
Sans oublier que la société actuelle est encore très attachée à la figure virile. Les hommes prennent ainsi plus de risques et il y a une surmortalité chez les jeunes due aux accidents et morts violentes.
Ces exemples montrent qu’il est primordial que la recherche inclue une diversité de personnes dans ses échantillons. Les critères à prendre en compte doivent inclure l’âge, l’ethnie, le sexe, le lieu de résidence, les revenus, la présence ou non d’un handicap. «Plus on va inclure des paramètres variés sur le style de vie dans les études, plus on aura une vision précise de ce qui affecte la santé des gens. À l’heure actuelle, il y a un biais de prise en charge car il n’y a pas assez de diversité dans les groupes étudiés», déplore Joëlle Schwarz.
L’Office fédéral de la santé publique (OFSP), dans son bulletin Santé et genre de 2020, résume bien la situation: «Cette approche de la santé par le genre est importante pour mettre en place des stratégies de prévention et de promotion de la santé mieux ciblées en fonction des groupes à risque et selon les spécificités de santé des hommes et des femmes, tout en évitant de tomber dans les stéréotypes. Elle apparaît essentielle pour permettre d’agir également au niveau structurel plutôt qu’au seul niveau de la responsabilité individuelle et réduire ainsi les inégalités de santé.»
_______
1Inégalités de santé. Fondements historiques et enjeux contemporains de l’épidémiologie sociale. Sous la dir. de Mathieu Arminjon, en coll. avec Sandrine Maulini. Georg Éditeur, 2023.