Le système de santé en crise

Dernière mise à jour 30/05/23 | Article
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Le système de santé suisse a beau être considéré comme l’un des plus performants au monde, il souffre de multiples maux. Explosion des coûts, pénurie de personnel, manque de gouvernance, notamment. Parmi les nombreux acteurs concernés, le diagnostic varie, tout comme les remèdes qui permettraient de le réformer.

Il est «sous pression», «en grande difficulté», «à bout de souffle», il est «arrivé au bout de son modèle» et ne «répond plus aux besoins de la société». C’est en ces termes que la plupart des personnes concernées décrivent la situation actuelle du système de santé.

Toutes s’accordent sur un point: «La Suisse a l’un des meilleurs systèmes de santé du monde, l’espérance de vie y est plus élevée qu’ailleurs et, en termes de qualité de vie des personnes âgées, seule la Suède fait mieux», souligne le Dr Philippe Eggimann, président de la Société médicale de la Suisse romande (SMSR) et de la Société vaudoise de médecine (SVM). En outre, «il est accessible à tous et à toutes».

Le système de santé en Suisse

+83 milliards de francs: le coût du système de santé en 2020, ce qui représente près de 12% du PIB.

+11’000: le nombre de postes de soignant-es vacants en Suisse, dont 6200 postes d’infirmiers et infirmières.

+70'000: le nombre de soignant-es qui seraient nécessaires pour assurer la relève dans le secteur des soins d’ici 2029 en Suisse, selon l’Observatoire suisse de la santé. Parmi eux, il faudrait 43’200 infirmiers et infirmières.

Les opinions divergent en revanche sur la nature des crises qui menacent cet édifice complexe et sur les solutions à mettre en place pour améliorer son fonctionnement ou pour le réformer.

Des coûts en constante augmentation

L’un des problèmes le plus souvent évoqués est l’augmentation des coûts de la santé. En 2020, ils s’élevaient à plus de 83 milliards de francs et représentaient 11,8% du PIB (produit intérieur brut), d’après l’Office fédéral de la statistique, qui constate que «cette valeur place la Suisse dans le groupe de tête des pays européens». Cependant, observe Philippe Eggimann, la proportion du PIB consacrée aux dépenses de santé a augmenté plus rapidement ailleurs et elle est désormais supérieure à celle de la Suisse en Allemagne, en France et en Autriche. En cause: la démographie, le vieillissement de la population, la progression des maladies chroniques, ainsi que les progrès des technologies utilisées en médecine. C’est dire que l’accroissement des dépenses a peu de chances de s’atténuer à l’avenir.

Les primes augmentent plus vite que les coûts

Pour le Dr Eggimann, il n’y a pas de véritable explosion des coûts en comparaison internationale, le problème se situe surtout dans le fait que «les coûts à charge de l’assurance obligatoire, c’est-à-dire des primes d’assurance-maladie, augmentent plus vite que les coûts de la santé». Il explique ce phénomène par le développement des soins ambulatoires. Certes, il salue cette tendance, «qui est voulue par la société et qui représente un potentiel d’économie, puisque la plupart des interventions ambulatoires sont moins coûteuses que leurs équivalentes hospitalières». Mais là où le bât blesse, selon lui, «c’est que les premières sont payées par l’assurance obligatoire, alors que les secondes le sont à 55% par les cantons, qui sont les principaux bénéficiaires de ce virage ambulatoire». Pour rétablir un certain équilibre, la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil national a présenté le projet EFAS, approuvé par le Conseil fédéral, qui prévoit que les assureurs-maladie et les cantons financent de manière uniforme les traitements dans les secteurs ambulatoire et stationnaire.

Le président de la société vaudoise, de même que celui de l’Association des médecins du canton de Genève (AMGe), le Dr Michel Matter, y voient la marque d’une «étatisation» du système à laquelle ils sont fermement opposés. «Certains pays européens ont adopté ce type de système, remarque le Dr Eggimann. Avec pour conséquences non seulement une augmentation des coûts de la santé, mais aussi une réduction de l’accès aux prestations.» «On doit veiller à ne pas créer un système qui, sous prétexte financier, entraînerait simplement un rationnement des soins et un délai d’attente très important pour consulter un médecin», renchérit le Dr Matter.

De notre poche

La Société vaudoise de médecine propose que les cantons réaffectent une partie des économies qu’ils ont réalisées pour financer partiellement les coûts des interventions transférées en ambulatoire. Quant au président de l’AMGe, qui est aussi conseiller national, il a soumis un postulat qui permettrait de freiner la hausse des primes. Mais outre qu’ils doivent payer ces dernières, «les citoyens et citoyennes en sont de plus en plus souvent de leur poche. Au rythme où vont les choses, leurs participations vont bientôt atteindre un tiers des coûts de la santé», estime le Dr Matter, qui considère que «c’est un scandale».

Pénurie de personnel

Il est un problème aussi inquiétant, sinon plus, que l’augmentation des coûts, c’est celui du manque de personnel. Si, début janvier dernier, l’Hôpital de Martigny (Valais) a dû fermer temporairement son service d’urgence pendant la nuit, ce n’est pas faute d’argent, mais à cause «d’une aggravation importante de la pénurie de personnel médico-soignant», comme l’a précisé l’Hôpital du Valais.

Les carences se font sentir dans toutes les professions de la santé. Chez les médecins, elles touchent de plein fouet les généralistes et les pédiatres, sans épargner pour autant d’autres spécialistes, comme les rhumatologues. «La pénurie est déjà là, mais elle va très rapidement s’amplifier, car le baby-boom est marqué chez les médecins», prédit le Dr Eggimann. À en croire la FMH (Swiss Medical Association), en 2021, un médecin sur quatre était âgé de 60 ans ou plus et va donc bientôt prendre sa retraite.

Changement de système tarifaire

Le manque de médecins a de multiples causes. «Pendant des décennies, souligne le Dr Eggimann, la Suisse n’a pas formé assez de médecins.» En outre, parmi ceux qui sont en exercice, nombreux souhaitent travailler à temps partiel. «C’est particulièrement vrai chez les jeunes», remarque le Dr Pierre-Yves Rodondi, directeur de l’Institut de médecine de famille de l’Université de Fribourg. C’est, entre autres choses, une conséquence de la féminisation de la profession. Mais aussi de la dégradation des conditions de travail, «en particulier l’accroissement des tâches administratives auxquelles nous consacrons la moitié de notre temps».

Se pose aussi la question de la tarification des prestations. Le système actuel TARMED est un tarif uniforme basé sur des points dont le nombre est attribué à chaque prestation en fonction du temps nécessaire, du degré de difficulté et de l’infrastructure requise. «La valeur du point baisse, donc notre rémunération diminue, alors que les charges de nos cabinets augmentent», constate le médecin de famille fribourgeois.

Les médecins proposent de remplacer le tarif actuel par un autre, TARDOC. Celui-ci «reflète le mieux possible les conditions dans lesquelles la médecine est exercée et permet une rémunération des prestations médicales ambulatoires appropriée et conforme aux règles applicables en économie d’entreprise», selon la FMH, qui l’a développé.

Clause du besoin

Pour pallier le manque, on attire des médecins venus de l’étranger – en 2021, ils représentaient plus de 38% des médecins en exercice, selon la FMH. «Cela ne veut pas dire que ces personnes ont forcément une moins bonne formation, mais cela pose un problème, notamment éthique», précise le Dr Matter.

Ce n’est pas l’instauration de la clause du besoin qui va améliorer la situation. Visant à limiter la hausse des coûts de la santé, cette ordonnance fédérale, déjà adoptée par le canton de Genève, permet aux cantons de réguler le nombre de médecins sur leur territoire en fonction des besoins. En d’autres termes, les médecins ne pourront plus ouvrir un cabinet ni où, ni quand ils le veulent. Sans surprise, cette mesure, bien que transitoire, a suscité un tollé dans le camp des fédérations médicales.

Manque de soignant-es

La situation n’est pas meilleure dans les rangs des soignant-es, et en particulier des infirmiers et infirmières. Cette profession va voir, elle aussi, se multiplier les départs à la retraite puisqu’on estime que le nombre de personnes de plus de 65 ans aura doublé entre 2014 et 2030. «Dans le canton de Vaud, nous avons calculé qu’en 2040, les besoins en personnel auront doublé par rapport à 2015», souligne la Pre Stéfanie Monod, médecin-cheffe au Département épidémiologie et système de santé d’Unisanté à Lausanne et ex-cheffe du Service de la santé publique du canton de Vaud. Une croissance, ajoute-t-elle, «qui n’a pas été anticipée». Autre similitude avec les médecins: environ un tiers des infirmiers et infirmières pratiquant en Suisse viennent de pays voisins ou plus lointains.

Un malaise profond

Cette pénurie traduit un malaise profond. Preuve en est que quatre infirmières sur dix quittent prématurément la profession, dont un tiers avant 35 ans, et que, selon l’Observatoire suisse de la santé (Obsan), deux assistant-es en soins et santé communautaire (aide-soignant-es) sur dix abandonnent leur profession cinq ans après avoir reçu leur diplôme.

L’épuisement du personnel de santé ne s’explique pas seulement par leurs difficiles conditions de travail. Il vient aussi d’une perte de sens dans leur métier. Les soignant-es sont en effet soumis «à des injonctions paradoxales, selon Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la Revue médicale suisse. D’un côté, ces personnes doivent s’occuper des patients et patientes en tenant compte de leurs besoins et de leurs choix; de l’autre, on leur demande d’être rentables et de se soumettre à des logiques économiques qui sont inadaptées». On entre ainsi «dans une spirale infernale, ajoute la Pre Monod: moins il y a de professionnels, plus on accroît la tension sur le système et plus le personnel est tenté de quitter sa profession».

Interprofessionnalité

Changer de modèle

Il y a une confusion sur les termes employés. «Ce que l’on nomme couramment le "système de santé" est en fait le système de soins. Ce dernier soigne, alors que le premier produit de la santé ou maintient en bonne santé», souligne la Pre Stéfanie Monod, médecin-cheffe au Département épidémiologie et système de santé d’Unisanté à Lausanne. Ce qui contribue à la santé de la population, «ce ne sont que modestement les médecins et les hôpitaux. Ce sont surtout notre éducation, notre haut niveau de vie, notre environnement très favorable, nos politiques sociales, etc.».

Le système de soins, estime la professeure, «arrive au bout de son modèle, vieux de près de deux cents ans, qui repose sur le mythe que le médecin va guérir toutes nos maladies». Il est construit «pour s’occuper des maladies aiguës et non des pathologies chroniques, qui sont en augmentation», ajoute Bertrand Kiefer. Il est donc particulièrement inadapté à la prise en charge des personnes âgées qui souffrent souvent de polymorbidités. Le rédacteur en chef de la Revue médicale suisse insiste sur «la nécessité d’aller vers une approche plus ambulatoire, en développant des centres ou maisons de santé et, plus largement, de renforcer la médecine de premier recours et la collaboration interprofessionnelle». Pour lui, comme pour la Pre Monod, il est temps de remplacer «le vieux monde hospitalo-centré» par un nouveau qui réponde aux besoins de la société et fasse une large place à la promotion de la santé.

Il reste qu’en comparaison internationale, la Suisse a la plus haute densité de personnel de soin. «Avant de vouloir augmenter leur nombre, on doit réfléchir à une utilisation plus efficiente de nos professionnels», précise la médecin-cheffe d’Unisanté.

L’une des pistes souvent avancées pour aller dans ce sens, tant dans le milieu des médecins que dans celui des soignant-es, est l’interprofessionnalité. Dans son principe, elle consiste à faire collaborer étroitement tous les membres d’une équipe – médecins, personnel infirmier, mais aussi aides en soins d’accompagnement, assistant-es de soin et de santé communautaire, physiothérapeutes, ergothérapeutes, psychologues et autres – afin d’améliorer la qualité et la sécurité des soins. Dans les différents métiers de la santé, «les enjeux sont en effet similaires, ne serait-ce que la qualité des conditions de travail, constate le Dr Rodondi. Il y a un effort à faire pour apprendre à travailler ensemble et à mutualiser nos ressources».

Dans la pratique, l’interprofessionnalité commence à se mettre en place, mais lentement. Car elle suscite encore beaucoup de questions: «Qui fait quoi? Qui facture quoi? Et surtout, qui a la responsabilité d’un acte?», s’interroge le Dr Matter. La démarche nécessite que tous les partenaires soient rémunérés pour les soins qu’ils prodiguent, mais aussi que soit pris en charge «le temps consacré à la coordination des membres de l’équipe, ce qui n’est pas le cas actuellement», constate le médecin de famille fribourgeois.

Manque de gouvernance

Le système de santé est confronté à bien d’autres défis. Il lui faudra aussi, entre autres choses, assurer la continuité des soins aux patients, qui est actuellement très fragmentée, et mettre beaucoup plus qu’aujourd’hui l’accent sur la prévention. Affronter aussi le challenge de la numérisation. Dans ce domaine, les atermoiements qui ont émaillé la mise en place du dossier électronique du patient «incarnent la faillite du système», selon le Dr Matter. Cet échec est aussi la conséquence d’un défaut de gouvernance de ce système complexe – il fait intervenir les secteurs publics et privés, la Confédération et les cantons – qui «manque de leadership», estime Bertrand Kiefer.

Il faudrait, en effet, une «instance d’arbitrage, renchérit la Pre Monod. Lorsqu’une nouvelle technologie apparaît par exemple sur le marché, on discute de son éventuel remboursement et à quel tarif. Mais personne ne s’interroge sur ses bénéfices réels en termes de qualité de vie des patients et patientes. Il n’y a ni plateforme de discussion, comme il en existe dans d’autres pays, ni débat éthique».

Loi-cadre

Pour combler ce manque, certaines personnes, à l’instar du conseiller d’État neuchâtelois Laurent Kurth, proposent de créer un secrétariat à la santé. Une idée que ne rejette pas le Dr Eggimann, «à condition que ce secrétariat soit directement rattaché au Conseil fédéral et non à un département. Encore faudra-t-il, ajoute-t-il, que les cantons acceptent de céder une partie de leurs prérogatives, ce dont je doute».

De son côté, la Pre Monod, en collaboration avec l’Académie suisse de médecine, travaille à l’élaboration d’une loi-cadre santé qui «permettrait de réattribuer un certain nombre de compétences d’une part à la Confédération, de l’autre aux cantons. On pourrait alors créer des instances de dialogue, de priorisation d’objectifs, afin de ne plus laisser dans les seules mains des partenaires tarifaires de la LAMal toute l’évolution de notre système sanitaire».

Plan Marshall

Pour soulager les maux du système de santé, «ce ne sont pas des réformettes qu’il faut faire, c’est un plan Marshall», estime le Dr Matter. Ce ne sera pas facile d’ébranler cet édifice qui repose sur de très divers intervenants – les médecins et les soignant-es, les patient-es, les assureurs, les politicien-nes, mais aussi les pharmacien-nes, les fabricants de médicaments et de matériel médical, etc. Sans compter «les lobbies, qui sont très puissants», ajoute le conseiller national. Les réformes «vont forcément toucher des intérêts financiers énormes, conclut la Pre Monod. Elles vont donc être compliquées, mais il faut les faire».

Changer les règles de calcul des primes d’assurance

Chacun et chacune d’entre nous peut aisément le constater. Si l’on excepte les quelques années exceptionnelles où elles ont légèrement baissé, nos primes d'assurance-maladie obligatoire sont orientées à la hausse.

Ces primes sont calculées selon le principe qu’elles doivent couvrir les coûts projetés. «En septembre, on nous annonce le montant des primes de l’année à venir, comme si tout cela sortait d’une boule de cristal», estime le Dr Michel Matter, président de l’Association des médecins du canton de Genève (AMGe) et conseiller national. Pour assurer plus de transparence dans le système, il propose de changer de méthode et «d’adopter celle qui est utilisée dans le calcul des impôts et de la prévoyance». Nous paierions ainsi des acomptes et, en fonction des coûts réels établis à la fin de l’année, nous nous verrions rétrocéder le trop-perçu ou, au contraire, nous devrions payer plus. Cela permettrait de mettre fin «aux réserves des assurances-maladie qui sont excédentaires de façon endémique», souligne le conseiller national genevois. Leur montant, qui intervient dans le calcul des primes, «varie en fonction des cours de la Bourse: quand ceux-ci sont à la baisse, les réserves diminuent et les primes augmentent. Le nouveau mode de calcul a l’avantage de ne pas produire plus de réserves que nécessaire et de rompre leur lien incestueux avec la Bourse».

Le postulat que le Dr Matter a déposé en vue de modifier le mode de calcul des primes a été adopté le 1er mars dernier par le Conseil national et a reçu le soutien du Conseil fédéral.

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Paru dans Planète Santé magazine N° 49 – Juin 2023

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