Fin de vie: «Ne pas tomber dans la lourdeur bureaucratique»
Dans le débat sur l’assistance au suicide, les soignants mettent souvent en avant leurs préoccupations éthiques et leur «confort» de travail. N’est-ce pas méconnaître ou négliger la volonté du patient?
Samia Hurst: il ne s’agit pas seulement de confort de travail. Cela relève aussi de la gestion des tensions qui peuvent exister entre les valeurs personnelles du soignant et des valeurs liées à l’exercice d’une activité de soignant d’une part, et les valeurs plurielles et diverses des patients d’autre part. C’est particulièrement vrai dans un contexte où les gens n’ont pas forcément le choix de l’endroit où ils vont se faire soigner.
Le médecin détient une part importante du pouvoir de décision. N’est-il pas amené à prendre en charge, peut-être arbitrairement, la décision du patient?
Il y a là un malentendu fondamental, qui donne lieu à des problèmes dans la pratique. Le malentendu se trouve entre l’exercice d’une expertise médicale et la pratique de l’assistance au suicide. Le rôle du médecin comme expert pose des garde-fous autour de la pratique de l’assistance au suicide; et il y a, pour la première fois depuis la votation vaudoise, un niveau d’expertise médicale exigé explicitement avant de donner lieu à une assistance au suicide. Il y a ensuite des garde-fous qui ne sont pas requis par la loi, mais par des codes de déontologie: la fin de vie est proche, on a exploré d’autres pistes pour pallier la souffrance de la personne malade, cela constitue aussi un champ pour l’expertise médicale. Lorsqu’il se prononce, le médecin ne se prononce pas sur le caractère licite ou non de l’assistance au suicide en tant que tel: il se prononce sur la présence ou l’absence de caractéristiques chez ce patient, qui rendent légale ou non l’assistance au suicide dans son cas, pour ce qui relève de la capacité de discernement, et qui la rendent compatible ou non avec les directives de l’Académie suisse des sciences médicales, et les codes de déontologie qui veulent qu’on ait exploré toutes les autres pistes thérapeutiques. Rien de tout cela ne signale que le médecin est d’accord avec une assistance au suicide sur le plan philosophique, et encore moins qu’il sera d’accord de la pratiquer lui-même.
Outre l’expertise technique et médicale, il y a donc un autre niveau, celui de la clause de conscience qui fait débat?
Oui. Le niveau des valeurs personnelles, de l’adhésion philosophique pour des cas particuliers liés à l’assistance au suicide ne doit pas être négligé. A ce niveau, tout médecin et tout soignant doit pouvoir décider en son âme et conscience s’il participera à une assistance au suicide dans un cas singulier.
Mais peut-on considérer que cette adhésion, ou l’absence d’adhésion philosophique, va influencer la décision du médecin ou du soignant?
C’est précisément là qu’il faut distinguer les deux niveaux. Pratiquer le premier niveau, c’est le devoir de tout médecin: si on lui demande d’évaluer la capacité de discernement du patient, on voit mal pourquoi il refuserait de le faire. Poser un diagnostic, évaluer les alternatives, c’est le devoir d’un médecin. Si on peut être contre l’assistance au suicide, qui serait contre l’exploration d’alternatives? Cela a été une des grandes confusions survenues dans le débat vaudois, l’idée que les médecins responsables d’EMS puissent s’opposer à cette partie technique qu’ils ont le devoir de faire – et qu’ils devraient être motivés de faire pour ce qui touche aux alternatives.
Ensuite, il y a la question de la participation à l’acte en tant que tel. Là, les soignants disposent de deux protections. D’abord une clause de conscience: on n’est pas obligé de pratiquer un geste contraire à notre conscience ensuite, en Suisse, l’assistance au suicide est une décision entre particuliers, on n’a même pas besoin d’avancer une raison pour refuser de la pratiquer, elle devient légale dès lors qu’on accepte de la pratiquer. Il est donc impératif de séparer ces deux niveaux – celui de l’expertise et celui des valeurs – , qui sont souvent confondus. Rien ne peut contraindre un médecin à tendre le pentobarbital, c’est-à-dire le produit qui donne la mort, au patient ou à le lui prescrire, même dans l’hypothèse où il estimerait que ce n’est pas un mauvais cas. En revanche, refuser pour les mêmes motifs d’évaluer la capacité de discernement d’un patient ou d’explorer des alternatives sont problématiques.
«L’assistance au suicide en EMS pose des questions déontologiques cruciales, notamment de savoir comment un médecin peut signer une ordonnance pour un produit qui va tuer le patient.»
N’avait-on pas eu le même type de débat autour de l’interruption de grossesse, où on parlait aussi de clause de conscience?
Oui, et j’ai été choquée en ressortant des articles de l’époque, dans lesquels on rappelait qu’on avait le devoir d’apporter à manger aux femmes qui viennent de se faire avorter... Rien que le fait qu’on ait dû l’écrire fait froid dans le dos! Cela veut dire que des gens refusaient d’apporter à manger, pour ne pas se rendre complice par la simple proximité physique.
Le président d’Exit estime que le rôle assigné au médecin est une forme d’abus de pouvoir ou de paternalisme. Selon lui, ce serait au médecin de prouver que le patient n’est pas capable de discernement, plutôt que d’exiger du patient qu’il démontre sa capacité de discernement, en une sorte de renversement du fardeau de la preuve…
On peut comprendre que les choses soient perçues ainsi. En Suisse, la capacité de discernement est présumée chez les personnes majeures. Mais, en pratique, dans les cas dont on parle, elle est souvent évaluée. Il y a là une zone de flou. Lorsqu’une maladie mentale induit un souhait de mourir, l’évaluation de la capacité de discernement est même particulièrement importante. Du reste, ce n’est pas une intervention très invasive; il s’agit d’une conversation structurée entre deux personnes.
Il est sans doute inévitable que deux médecins arrivent à des conclusions différentes…
Dans ce cas, il faut faire évaluer la capacité de discernement par plusieurs personnes.
Mais c’est là que les choses deviennent un peu bureaucratiques, non?
Pas nécessairement. Mais cela peut le devenir. Il est très difficile de trouver un bon équilibre. J’étais récemment dans un panel avec des Hollandais qui parlaient de leur expérience. Or, c’était la plainte principale qu’ils formulaient, tout était très bureaucratisé par le biais de la médicalisation, tant il y avait de formulaires à remplir.
Peut-être devrait-on faire l’effort de se mettre dans la peau du patient, qui va mal et qui se sent extrêmement mal, et qui doit attendre l’issue de séances, de recours, etc…
C’est une vraie difficulté, il ne faut pas se voiler la face: si on veut avoir un minimum de contrôle, ce qui est souhaité, mais sans tomber dans cette lourdeur bureaucratique, l’équilibre est difficile à trouver.
Le problème est que dans la vie normale, une personne indépendante n’a pas à demander la permission de se suicider. Dès lors qu’on se trouve en EMS, on perd cette liberté, qui est tout de même fondamentale.
Pas tout à fait: c’est l’accès à l’assistance au suicide qui devient plus difficile. J’avais une certaine sympathie pour l’initiative d’Exit, qui permettait simplement l’accès à l’assistance dans les EMS, moyennant les vérifications habituelles. Si le peuple vaudois a préféré le contreprojet, c’est sans doute qu’il avait une certaine méfiance à l’égard de cette vérification, habituellement faite par les associations d’aide au suicide elles-mêmes. Cette méfiance est regrettable mais du coup, davantage de vérifications sont requises, ce qui introduira plus de lourdeur que ce qui serait nécessaire.
Le texte du contre-projet vaudois est très long, comme si l’on avait voulu maîtriser les moindres détails. Est-ce un travers local que de vouloir tout réglementer, jusque dans le suicide assisté?
C’est une manie qui n’est pas que vaudoise! Elle a été commentée par la philosophe anglaise Onora O’Neill. Selon elle, on cherche par là à protéger la confiance qui a pu s’établir entre deux personnes. Mais si on a des doutes à cet égard, alors on ajoute des vérifications, des audits, de la bureaucratie. C’est un phénomène général dans la société. Le problème est que ces vérifications redondantes, loin de renforcer la confiance, la détruisent au contraire.
Ce souci réglementaire ne risque-t-il pas de compromettre cette zone grise, qu’on pourrait appeler euthanasie passive, qui consiste par exemple à donner une surdose de morphine, pour que le patient ne se réveille pas? Nous avons tous fait l’expérience de proche partis ainsi paisiblement.
Je ne pense pas. Il y a deux choses différentes. D’une part ce qu’on appelait par le passé l’«euthanasie passive», qui consiste finalement à renoncer à l’acharnement thérapeutique. Cela est très bien établi et fait désormais partie des règles de l’art. D’autre part, il y a l’administration de médicaments destinés à pallier les symptômes en prenant peut-être le risque de hâter la fin de vie. L’importance de combattre la souffrance fait que cela aussi fait désormais partie des règles de l’art, en tout cas en Suisse. Je ne pense donc pas que la réglementation de l’aide au suicide porte atteinte à ces deux types de situations.
A compter du 1er janvier 2013, les directives anticipées des patients deviendront contraignantes pour le personnel soignant. Est-ce qu’un renforcement de la réglementation de l’aide au suicide ne les rendent pas d’autant plus nécessaires?
Je ne le pense pas. Ces directives ne s’appliquent qu’au moment où le patient n’est plus capable de discernement. Ce point là exclut de facto toute assistance au suicide, puisqu’il faut être capable de discernement au moment de l’acte pour pouvoir en bénéficier. On ne peut donc pas demander l’assistance au suicide dans des directives anticipées, car ces dispositions sont mutuellement exclusives.