«Le comité consultatif national d’éthique, le dépositaire des questions impossibles»

Dernière mise à jour 11/08/14 | Article
François Ansermet est cofondateur de la Fondation Agalma, qui réfléchit aux relations entre art, science, psychanalyse et société
Il est le seul étranger à avoir été nommé au Comité consultatif national d’éthique français (CCNE). Professeur à l’Université de Genève, François Ansermet, psychiatre, psychanalyste, chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent aux HUG, revient sur son nouveau rôle et évoque les enjeux éthiques qui secouent notre société.

Vous avez été choisi pour devenir membre du Comité consultatif national d’éthique français. Racontez-nous comment cela s’est fait

Je mène une ligne de recherches sur les questions de procréation médicalement assistée (PMA) depuis plusieurs années. Le fait d’avoir été auditionné en 2013 sur les aspects sociétaux des PMA a certainement contribué à faire connaître mon point de vue. Précédemment, j’ai été nommé comme professeur invité à Paris VII, au Centre Georges Canguilhem et au Centre d’études du vivant, où j’ai donné une série de conférences et de séminaires auxquels certains membres du Comité national d’éthique ont assisté. J’ai eu l’occasion d’échanger avec eux sur les questions des biotechnologies de la procréation, du choix du sexe chez les intersexes et les transsexuels et sur les conséquences des avancées de la prédiction suite aux possibilités nouvelles du séquençage du génome humain.

En quoi consiste votre mandat?

Je participe à des séances plénières consacrées à débattre des avis que le comité doit donner au législateur. Le but est d’abord de déplier l’éventail de la complexité en jeu. Il s’agit d’ouvrir un questionnement plutôt que de le fermer par des réponses.

En quoi une telle instance est utile aujourd’hui?

Pour le professeur Ansermet, la clinique garde une place centrale dans son activité

A l’origine, la science permettait d’avancer dans la connaissance et d’en déduire des technologies. Aujourd’hui, elle est capable d’intervenir sur la réalité, sans toujours savoir ce qui va en résulter et en tout cas sans mesurer les conséquences subjectives de ce qu’elle produit. Avec les biotechnologies, on crée un monde inventé, qu’on ne connaît pas. C’est ainsi que les comités d’éthique deviennent le réceptacle des questions impossibles générées par les avancées de la science et des technologies. Ils sont une sorte d’observatoire de la perplexité, un observatoire des angoisses contemporaines générées par la science. Les technologies biomédicales nous plongent en effet dans toute une série de vertiges, sur l’origine, la différence des sexes, le devenir et la mort: elles obligent à tout revisiter à partir d’un nouveau point de vue issu des possibilités qu’elles ouvrent.

Par exemple, les procréations médicalement assistées permettent d’isoler la procréation, de la disjoindre de la sexualité et de la gestation, de séparer l’origine de la filiation. Mais elle permet aussi de conjoindre procréation et prédiction. On peut imaginer à terme qu’on médicalise de plus en plus la procréation, que les perspectives prédictives s’imposent de plus en plus. Cela peut advenir aussi avec les indications sociétales de la procréation, comme la procréation dans les couples homosexuels, qui impliquent une démarche médicale sur laquelle pourrait se greffer une démarche de prédiction: on pourrait finir par trouver marginaux les hétérosexuels qui se rencontrent et procréent à leur gré, en échappant à toute évaluation médicale et prédictive!

Quelles sont les questions éthiques actuellement débattues?

Il y a plusieurs thématiques sur lesquelles nous devons donner un avis global. Parmi elles, le recours aux techniques biomédicales en vue de la neuro-amélioration, le fait de l’« humain augmenté ». On doit également donner un avis au Conseil d’état sur la fin de vie, à partir des questions posées par une situation conflictuelle autour d’un cas particulier mis au centre d’un débat de société.

Je suis surtout l’un des trois rédacteurs du groupe de travail sur l’assistance médicale à la procréation, avec comme questions la procréation chez les homosexuels hommes ou femmes, et chez les transsexuels. Il est aussi question de la conservation d’ovocytes.

Les relations entre clinique, éthique, politique et juridique sont-elles évidentes?

Non, pas du tout, elles sont même très complexes. Je vois des patients, des sujets, qui doivent faire face à une stérilité ou à une intersexualité par exemple. Chacun doit trouver une solution en fonction aussi des possibilités qui lui sont offertes. Face à eux, j’ai une réflexion de clinicien, c’est la particularité de chacun qui compte. Quand on doit se mettre dans l’autre position, celle d’une volonté d’universalisation propre au positionnement éthique, le problème est totalement différent. C’est un autre enjeu, non plus au un par un, mais pour tous. Ce déplacement est vertigineux. Au point qu’on peut se demander si la liberté du clinicien, qui s’enseigne du cas par cas, peut conduire vers un excès de relativisme. La responsabilité collective et la liberté clinique sont difficiles à concilier. Je me sens presque en porte-à-faux parfois.

Y a-t-il des différences culturelles dans la manière d’appréhender ces sujets, entre la Suisse et la France?

En apparence, les fondements culturels et sociaux des deux pays sont les mêmes, mais dans la réalité concrète, ils sont très différents. On le constate avec étonnement pour ce qui est des frontières entre les pratiques et le droit. En Suisse par exemple, tout citoyen a droit à connaître ses origines. L’enfant issu de don de sperme peut connaître à sa majorité l’identité du donneur. La garantie du droit à l’origine est érigée en principe fondamental, alors qu’en France, l’anonymat du donneur est préservé. D’où cela vient-il? La France donne-t-elle plus de place au symbolique qu’à la réalité biologique? De même, la France ouvre le débat sur la possibilité du don d’ovules et de la conservation d’ovocytes pour soi-même, alors qu’en Suisse, le don d’ovocytes est interdit. Or on peut se demander quelle est la différence entre le don de sperme (autorisé en Suisse) et celui d’ovocytes (interdit). Est-ce que le don d’ovocytes, avec l’idée d’une mère incertaine, risque de bouleverser complètement les données de la généalogie? Est-ce que la possibilité de séparer l’œuf de la mère fait vaciller la mère comme origine? Ces différences sont troublantes. Cela révèle toute la distance entre la loi des humains et la loi symbolique.

Quoi qu’il en soit, les patients franchissent les frontières. On observe la confrontation concrète de ces différences de point de vue dans la pratique. Si une femme se rend en Espagne pour un don d’ovules et tombe enceinte, lorsqu’elle revient en Suisse, vis-à-vis de la loi suisse, cet enfant est le sien. Alors qu’un couple qui fait appel à une mère porteuse en Californie devra adopter l’enfant, même s’il est issu de ses propres gamètes.

Ne va-t-on pas trop loin?

Le monde change, il faut suivre ses mouvements. Il faut se méfier d’une tentation conservatrice. Face aux biotechnologies, on peut dire que le positionnement se partage entre d’une part les technoprophètes et d’autre part les biocatastrophistes. Quoi qu’il en soit, la science permet qu’un fantasme force la réalité. Procréer à tout prix, changer de sexe, forger de nouvelles alliances sur la base du décodage génétique sont une illusion de maîtrise de l’avenir. Par rapport au désir d’enfant, on peut s’interroger sur ce que ce désir signifie: est-ce un désir de devenir mère comme accomplissement de la féminité? Ou un désir d’être enceinte? On voit que ce n’est pas forcément seulement le désir d’avoir un enfant. Tous ces désirs relèvent de scénarii imaginaires, voire de fantasmes inconscients.

On peut se demander d’ailleurs s’il y a un droit à l’enfant pour tout être humain. On est dans une société où les désirs deviennent des droits, voire des obligations.

Pour s’orienter dans ce monde en mutation, il s’agit non seulement de construire des avis mais de s’appuyer sur des recherches face aux changements cliniques et sociétaux qui résultent des avancées de la science. C’est d’ailleurs aussi le projet de la Fondation Agalma* à Genève, dont je suis un des fondateurs: l’un de ses axes de recherche vise justement à articuler l’interface entre science, art, culture, société et psychanalyse pour explorer l’incidence des fantasmes inconscients dans le monde contemporain.

Quel est le rôle des psychiatres à cet égard? N’est-il pas d’aider chacun à accepter sa réalité individuelle?

En tant que psychanalyste, on ne connaît pas à l’avance ce qui est bon pour le sujet. Notre rôle est d’abord de ne pas nuire au patient et de l’aider ensuite à retrouver les coordonnées inconscientes de ses propres désirs. Ce qu’on demande, ce qu’on désire et ce dont on a besoin sont trois choses différentes. De plus, il y a rarement des réponses univoques car le désir en soi est ambivalent. Prenons l’exemple de l’enfant désiré. Pour quelles raisons un couple désire-t-il un enfant? Pour s’assurer de sa fertilité? En raison de son âge? Par peur de la mort ? Pour donner une justification au couple? A l’opposé, il y a des couples qui deviennent parents «par accident», suite à un acte manqué dans le cadre d’une contraception et c’est merveilleux pour eux.

La chance de tout cela est que l’enfant est un sujet, qui a son propre regard, son propre sourire et sa propre personnalité, et qui va aussi devenir l’auteur et l’acteur de son propre devenir, quelles que soient les conditions qui ont bordé sa procréation.

Justement, la place de l’enfant est-elle menacée par tout cela?

Il faut surtout se préoccuper de lui donner un espace pour advenir, au-delà du projet parental, de ne pas le réduire aux conditions de sa procréation qu’on transformerait en une cause à tout faire, à tout expliquer. Tout enfant a droit à une enfance. C’est l’un des premiers droits inscrits dans les droits de l’enfant. Sur la planète, la souffrance des enfants est incommensurable. Si on regarde les enfants de la guerre, ceux qui sont violentés, maltraités, dénutris, on se dit que les droits des enfants sont loin d’être acceptés par nos sociétés. Tout ça est fragile. Ils sont soumis à une grande précarité, ce qui contraste avec l’idée de l’«enfant à tout prix» dans la clinique de la stérilité. Entre l’idée du droit à l’enfant et le droit des enfants, il y a encore un fossé surprenant.

L’institution de la famille est-elle mise en péril par les progrès des sciences?

La famille est une institution qui est mobile, plastique, dont l’histoire ne cesse de changer. Nous sommes certainement à l’aube d’un nouveau chapitre. Quelles que soient les formes de la famille, l’important est d’abord la structure de la parenté, qui met en jeu la différence des sexes et des générations. Les coordonnées du couple, du mariage, de la cellule parentale sont en mouvement. Aujourd’hui, on ramène trop la famille à la biologie. Il y a des sociétés qui, à cet égard, sont réglées différemment. Les enfants n’imaginent pas le couple de leurs parents comme un homme et une femme. Ils sont dans un certain déni de la sexualité des parents. Ils imaginent des romans familiaux où ils pensent être issus d’autres parents que les leurs. Ils construisent des théories sexuelles infantiles qui contournent le sexe dans la procréation, bien au-delà des avancées technologiques actuelles. A un tel point qu’on pourrait dire qu’imaginairement, on est tous issus de la procréation assistée. Et qu’au contraire, ce qui dérange le plus avec les PMA, c’est que ces techniques, en contournant la sexualité, montrent excessivement sa place dans la procréation. Cela touche un point très refoulé. Quoi qu’il en soit, la possibilité de court-circuiter la nature offre des possibilités qui posent des questions très complexes, comme par exemple l’insémination posthume. Le statut des embryons surnuméraires est aussi très difficile à penser. Quand je résonne au cas par cas avec un patient, pour chercher des solutions, c’est émouvant. Mais quand on y réfléchit socialement, pour tous, cela peut devenir très angoissant. 

* www.agalma.ch

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