Pourquoi numériser les données de santé?
Quelle sécurité pour les données?
Lorsqu’on parle d’échanges de données, a fortiori quand celles-ci sont de nature médicale, se pose immédiatement la question de la sécurité de la circulation de ces informations sensibles.
Dans ce domaine comme dans bien d’autres, «la sécurité à 100% n’existe pas», reconnaît Adrian Schmid, responsable d’eHealth Suisse. Dans le cadre du Dossier électronique du patient (DEP), les différentes entités responsables de la sécurité «échangent régulièrement sur les menaces et s’assurent d’être prêtes à agir en cas de cyberattaque».
D’une manière plus générale, les hôpitaux et autres institutions de santé qui stockent les données «essayent de faire au mieux dans le jeu du chat et de la souris qui les oppose aux individus ou aux groupes qui cherchent à avoir accès aux données, pour des raisons économiques ou malveillantes», précise Antoine Geissbuhler, spécialiste de cybersanté aux HUG. Ils ont notamment recours à des «hackers éthiques» chargés de tenter de pénétrer dans les systèmes informatiques afin d’en détecter les failles. Il y a toutefois encore un gros effort d’éducation à faire, constate le médecin, car «trop de données personnelles sensibles circulent encore dans des e-mails non sécurisés».
Christian Lovis, expert en sciences de l’information médicale aux HUG, a un autre point de vue: «Dans un état de droit, ce ne sont pas les données qui doivent être protégées, comme le fait actuellement la Loi suisse sur la protection des données, mais les citoyens. Il faut donc prévoir des sanctions pour la perte des données, même si elle est accidentelle, et d’autant plus si cela entraîne un préjudice en termes d’image, économique, de discrimination, etc.»
La pandémie de Covid-19 l’a clairement démontré: il est indispensable de pouvoir échanger rapidement de l’information – les résultats de tests de contamination, les séquençages du génome des variants du virus, les taux d’occupation des lits dans les hôpitaux, etc. Le partage de ces données entre les professionnels de santé et les autorités fédérales et cantonales concernées a permis à ces dernières d’avoir une vision globale de l’épidémie, afin de prendre des décisions pour freiner la circulation du virus et de mesurer les effets de celles-ci.
Faciliter le parcours de soins
L’échange de données ne s’impose pas seulement en situation de crise sanitaire, mais en Suisse, il n’est pas facile de le mettre en place. «Le secteur de la santé est très fragmenté», constate le Pr Christian Lovis, médecin-chef du Service des sciences de l’information médicale des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Chaque acteur – hôpital, cabinet médical, pharmacie, laboratoire d’analyse, EMS, services de soins à domicile, etc. – dispose de son propre système de stockage des données de ses patients. «Cela ressemble à une série d’îlots qui ne communiquent pas entre eux», constate Adrian Schmid, responsable d’eHealth Suisse.
Cette fragmentation n’est pas sans conséquences pour les patients. Pour certains, «le parcours de soins ressemble à la trajectoire d’une boule de flipper», selon Christian Lovis. D’où l’importance de faciliter l’échange de données entre les divers professionnels de santé, afin de «rendre cohérente cette trajectoire chaotique». Cela n’a rien d’anodin, puisqu’«une grande partie des erreurs médicales – qui sont la troisième cause de mortalité aux États-Unis par exemple – est liée au fait que le soignant ne dispose pas de la bonne information, au bon moment, pour prendre les bonnes décisions», souligne le Pr Antoine Geissbuhler, médecin-chef du Service de cybersanté et télémédecine des HUG.
Interopérabilité
La numérisation des données est donc utile non seulement pour améliorer la prise en charge des patients, mais aussi pour assurer le pilotage de la santé publique.
Mais que veut dire numériser? Cela signifie simplement «les rendre accessibles via un ordinateur», explique le Pr Lovis. Mais si l’on s’en tient là, «ce processus n’a que peu d’intérêt; il équivaut à disposer d’un super-fax». Pour que le processus soit utile, il faut au minimum que les informations soient digitalisées de façon à être techniquement échangeables entre les différents ordinateurs des professionnels concernés. C’est ce que l’on nomme «l’interopérabilité technique», celle qui permet notamment d’enregistrer et de transférer les données via un même canal – comme le fait le web. Mais cela ne suffit pas, remarque le spécialiste des HUG. Il faut aussi «que les différents systèmes adoptent un langage commun, dont le sens soit compréhensible par les différents utilisateurs» –c’est ce que l’on nomme «l’interopérabilité sémantique».
La Suisse à la traîne
De nombreux experts s’accordent à dire qu’en matière de numérisation, «la Suisse est à la traîne», comme le souligne un rapport publié en avril 2021 par eHealth.
Cela tient d’abord à la structure fédéraliste de l’État, qui impose «un partage des pouvoirs entre la Confédération et les cantons, estime Adrian Schmid. De ce fait, on ne sait pas qui est responsable de la réglementation». À cela s’ajoute le fait que «la confiance du citoyen helvétique en son gouvernement est moins forte qu’elle ne l’est dans les pays scandinaves par exemple, qui sont très avancés dans ce domaine, ajoute Antoine Geissbuhler. De nombreuses personnes ont encore en mémoire le fameux "scandale des fiches" (en 1989, des centaines de citoyens ont appris qu’ils avaient été mis sous surveillance par le Département fédéral de justice et police, ndlr), qui les a rendues méfiantes face à tout système centralisé». En outre, ajoute le professeur des HUG, la Suisse est un pays riche qui a les moyens de développer des systèmes qui n’ont pas besoin de communiquer entre eux. Alors on se dit «on verra plus tard». Le problème dépasse largement les défis techniques, «il est essentiellement lié au rapport de notre société aux industries de l’information, constate Christian Lovis. Contrairement à ce qui se passe dans les pays nordiques, il n’existe pas en Suisse de cadre d’homologation assurant l’interopérabilité pour les logiciels utilisés dans le domaine des données médicales».
Changement de paradigme
La situation est en train d’évoluer, comme le montre la mise en place progressive du Dossier électronique du patient (DEP). Peu à peu, les différents acteurs de la santé s’y mettent. «Les hôpitaux universitaires, et en particulier les HUG, qui ont contribué depuis une vingtaine d’années au développement des outils numériques, sont de bons élèves», remarque Antoine Geissbuhler. Les pharmacies sont elles aussi numérisées depuis longtemps et peuvent donc se connecter, tandis que «les services de soins à domicile sont en train de le faire à toute vitesse». En revanche, «ce n’est pas encore le cas de la plupart des médecins installés».
Il y a donc encore du chemin à parcourir pour que les systèmes informatiques mis en place chez les différents acteurs de la santé puissent réellement communiquer. «Tant que l’on n’aura pas adopté un cadre normatif obligatoire pour imposer l’interopérabilité des différents systèmes, on n’y arrivera pas», souligne Christian Lovis. D’après le rapport d’eHealth, il serait aussi nécessaire «de créer une organisation nationale de gouvernance chargée de promouvoir, encadrer et contrôler de manière contraignante la mise en œuvre de ces normes». Sans oublier que la numérisation et le traitement de toutes ces données par les professionnels de santé, surtout pour ceux qui travaillent dans des cabinets indépendants, prennent du temps et représentent une grosse charge de travail. Elles nécessitent aussi des ressources qui sont coûteuses. «Elles devraient être rétribuées», estime Antoine Geissbuhler.
La crise sanitaire pourrait accélérer le mouvement, car elle a contribué à faire évoluer les mentalités, selon Christian Lovis. La loi Covid-19 a fait tomber de nombreuses barrières de protection juridique. «Étant donné l’urgence de la situation, des partis politiques et des lobbies traditionnellement opposés au partage de données ont revu leurs positions.» Nous assistons à un «changement de paradigme, poursuit l’expert. Il existe actuellement, au niveau politique, une fenêtre de tir qui pourrait permettre d’élaborer des ordonnances et de prévoir des investissements susceptibles d’améliorer l’interopérabilité». Dans ce domaine aussi, il y aura peut-être un avant et un après Covid.
Instituer une culture des données
Nombre quotidien de tests positifs, de personnes admises à l’hôpital, pourcentage de la population vaccinée, etc. Depuis le début de la pandémie de Covid-19, nous sommes inondés de chiffres et de statistiques. Face à ce flot, nous souffrons d’une sorte d’illettrisme: nous avons du mal à interpréter correctement ces informations, à en évaluer la pertinence, à les placer dans leur contexte. C’est ce constat qui a conduit des médecins et des statisticiens à lancer, en juillet 2020, un «Appel à une campagne nationale urgente en littératie des données» (www.data-literacy.ch). En d’autres termes, il s’agit de faire en sorte que la société puisse acquérir cette culture des données qui lui fait actuellement défaut. La problématique n’est pas nouvelle, mais cette littératie s’impose avec force à une époque où le numérique fait partie de notre quotidien, notamment dans le domaine de la santé.
«La numérisation n’est qu’un instrument, souligne la Dre Monique Lehky Hagen, présidente de la Société médicale du Valais et l’une des initiatrices de l’Appel. Avant d’être interprétée, toute collecte de données doit être replacée dans son contexte.» À titre d’exemple, la médecin cite le manque de compréhension de la population au sujet des implications du test Covid. Avec pour conséquence que «souvent, un résultat négatif est perçu comme une autorisation à reprendre ses activités quotidiennes normales sans mesures d’hygiène ou sanitaires renforcées».
La littératie des données est moins une affaire d’intelligence que de bon sens et d’esprit critique qu’il faut développer chez les citoyens. «Devant chaque chiffre que l’on nous donne, nous devrions avoir le réflexe de nous demander quelle est sa source et ce qu’il veut dire», poursuit la Dr Lehky Hagen.
Trois recommandations
Les signataires de l’Appel envisagent trois pistes pour développer cette culture dans la société. Informer le public, ce qui nécessite l’implication des médias. Créer des contenus pédagogiques et des programmes de formation pour soutenir l’apprentissage de la culture des données «tout au long de la vie et, au mieux, dès le jardin d’enfants». Et enfin, mettre en place «des centres de compétence indépendants et interdisciplinaires qui auraient le rôle d’assurer la transmission de connaissances fondamentales ainsi que le respect des bonnes pratiques en matière de collecte, d’analyse et de réception des données».
Leur effort a déjà connu un premier succès. «Suite à nos impulsions, souligne Monique Lehky Hagen, une motion qui demande au Conseil fédéral d’élaborer une stratégie de littératie des données en rapport étroit avec la digitalisation dans le domaine de la santé a été déposée par la Commission de la santé du Conseil National.»
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Paru dans Planète Santé magazine N° 45 – Juin 2022