Les transfusions frôlent le risque zéro en Suisse
De quoi on parle?
Depuis 1977, pour éviter les transmissions des virus hépatiques (puis, plus tard, du sida), les hommes qui ont des relations sexuelles avec d’autres hommes sont exclus du don du sang en Suisse. Une mesure que certaines associations de défense des droits des gays et bisexuels jugent discriminatoires et dénoncent. Elles prônent un assouplissement des critères d'exclusion. Le bilan Swissmedic a affirmé une nouvelle fois, fin avril, après que des gays ont révélé donner leur sang malgré l’interdiction, que la balance entre les avantages et les risques n’est pas en faveur d’un élargissement de ces critères.
En 1977, la Suisse prenait la décision d’interdire aux gays sexuellement actifs de donner leur sang. Motif: éviter au maximum de transmettre les virus des hépatites B et C, puis plus tard celui du sida. Le débat récent alimenté par des révélations de donneurs homosexuels n’est pas parvenu à infléchir cette mesure. Car le souci premier des autorités sanitaires est de s’approcher au plus près du risque zéro de transmission de maladies. Choquées par «l’affaire du sang contaminé» dans les années 1980, et de plus en plus enclines à l’application du «principe de précaution», elles édictent des critères de sélection des donneurs de plus en plus restrictifs, et pas seulement pour écarter le VIH. Une situation qui peut sembler paradoxale, alors que les techniques d’analyses sont de plus en plus performantes et, surtout, que le nombre de donneurs baisse constamment (moins 4% en 2014 par rapport à 2013).
Du sang «fractionné»
Concrètement, y a-t-il encore des risques aujourd’hui à se faire transfuser? Et quelles pistes doivent être explorées pour faire face aux besoins de demain en cellules sanguines? L’an dernier, plus de 300 000 poches de sang ont été collectées en Suisse. Mais le sang complet n’est quasi plus utilisé. Selon les problèmes du patient, on ne lui transfuse que les éléments du sang dont il a besoin. Ces éléments sont principalement les globules rouges (aussi appelés hématies ou érythrocytes), le plasma et les plaquettes. Après centrifugation du sang complet, ces composants sont isolés puis traités et conservés de manière spécifique selon leur durée de vie. Ces spécificités impliquent une gestion très habile pour maintenir un stock suffisant, sans engendrer de pertes de ces produits si précieux. «C’est un combat quotidien!», confirme le Pr Jean-Daniel Tissot, directeur médical du Service de Transfusion interrégionale d’Epalinges (VD), qui souligne néanmoins que la Suisse est plutôt bonne gestionnaire puisqu’en 2014 seulement 1,5% des unités de transfusion ont été «perdues».
Le grand problème de tous les types de transfusions, ce sont les infections que le donneur peut transmettre au receveur. Depuis la fin des années 2000, la Suisse a instauré un traitement des concentrés thrombocytaires (plaquettes) et du plasma visant à inactiver les éventuels virus. Mais il n’existe toujours pas de solution similaire pour traiter les globules rouges, qui restent le produit sanguin le plus transfusé: près de 263 000 poches ont été utilisées en 2014. Le seul moyen de prévenir les infections lors de transfusion de globules rouges est donc de s’assurer qu’ils ne contiennent pas de virus. «Les premiers millilitres de chaque don ne vont pas dans la poche de prélèvement, mais dans des tubes distincts, reprend Jean-Daniel Tissot. Cela permet d’éliminer d’éventuelles bactéries qui auraient résisté à la désinfection de la peau, et surtout d’effectuer toutes les analyses, sérologiques et virologiques.»
Tous les dons sont ensuite soumis à des tests de groupages sanguins. «Le public connaît les groupes A, B, O et rhésus, mais il y a en tout une trentaine de systèmes de groupage, avec au total plus de 300 antigènes différents», explique Thomas Lecompte, responsable du Centre de transfusion des Hôpitaux universitaires de Genève.
Les chercheurs planchent sur un sang universel
Pour supprimer tout risque de contamination interhumaine via le sang, mais aussi pour pallier le manque de dons, notamment pour les patients qui ont un «groupe rare», l’idéal serait de créer en laboratoire des composés sanguins. «Dans certaines situations, les patients doivent recevoir des cellules sanguines les plus similaires possible à leurs propres cellules, explique Luc Douay, professeur d’hématologie à l’Université Pierre-et-Marie-Curie, à Paris. On ne peut alors pas se contenter du groupage A-B-O et rhésus. Il faut explorer beaucoup d’autres marqueurs présents sur les globules rouges, et au final, il y a très peu de produits compatibles.» C’est pourquoi l’équipe du Pr Douay travaille depuis plusieurs années sur la culture en laboratoire de cellules sanguines, à partir de cellules souches (hématopoïétiques ou pluripotentes), qui circulent dans le sang. Les scientifiques ont mis en évidence chez les donneurs des profils bien particuliers, qui permettent de recréer des cellules sanguines quasi universelles. «Avec dix de ces donneurs d’intérêt, nous sommes aujourd’hui capables de répondre aux besoins de 100% de la population française», explique Luc Douay. La faisabilité de la méthode a été démontrée; reste maintenant à voir si elle est réalisable à l’échelon industriel.
Ensuite, pour détecter la présence de virus, deux types de techniques sont utilisés: «On recherche à la fois la présence d’anticorps spécifiques aux virus et leur matériel génétique», précise Jean-Daniel Tissot. Sont ciblés systématiquement le VIH et les virus de l’hépatite B et C. Selon les cas, des analyses complémentaires peuvent être réalisées. «Le risque infectieux est une hantise pour les médecins, insiste Thomas Lecompte. Des moyens considérables sont mis en œuvre pour les limiter au maximum.» Selon le dernier rapport de Transfusion CRS Suisse, organisation faîtière du don de sang dans le pays, six échantillons se sont avérés positifs l’an passé pour le VIH, treize pour l’hépatite C et dix-sept pour l’hépatite B. Tous ont été identifiés avant utilisation, et l’organisme rappelle qu’il n’y a plus eu de contamination par transfusion depuis 2001.
Mais aussi importantes soient les techniques de tests des produits sanguins, elles ne suffisent pas. Pour une meilleure sécurité, il faut continuer à refuser les donneurs les plus susceptibles d’être porteurs de virus. «Puisqu’aucun échantillon contaminé n’a échappé au contrôle depuis des années, on peut estimer que nous sommes dans une situation de risque zéro, ou très proche de zéro pour la transfusion en Suisse, commente le Pr Lecompte. Mais cela est rendu possible aussi par les filtres posés en amont, notamment le questionnaire et l’entretien auquel participe chaque donneur à chaque don.»
Dispositif de tri contraignant
Un dispositif nécessaire mais contraignant qui oblige à se passer d’un nombre de plus en plus important de donneurs, exclus temporairement ou définitivement du don pour des raisons diverses, qui vont de la réalisation d’un tatouage à des relations homosexuelles. «Même ceux qui donnent depuis longtemps se lassent de ce questionnaire», déplore Jean-Daniel Tissot, qui rappelle que lors d’appels aux dons, entre 15 et 40% des personnes qui se présentent ne peuvent être retenues. «Beaucoup ressentent de la frustration. L’enjeu des prochaines années concernant le don de sang va définitivement être de promouvoir sans décevoir», conclut-il.
Les dons sont essentiels
En 2014, la consommation de concentrés de globules rouges a baissé de près de 6%, une tendance constante depuis plusieurs années. Les besoins, eux, ne reculent pas. «A Genève nous avons un déficit structurel, explique Thomas Lecomte, responsable du Centre de transfusion aux HUG. Notre canton a une population assez petite, mais les HUG – du fait de certaines activités de pointes– ont une consommation de produits sanguins élevée.» Ainsi, seuls 10 000 Genevois donnent régulièrement. Le canton de Vaud a besoin chaque jour ouvré de 100 poches de sang, indique le Pr Jean-Daniel Tissot, qui souligne que le vieillissement de la population sera une gageure dans les années à venir: «D’une part les donneurs réguliers vieillissent et vont cesser de donner. D’autre part, deux tiers des produits sanguins sont utilisés chez des personnes de plus de 65 ans, des besoins qui vont donc augmenter.» Selon les estimations de Transfusion CRS-Suisse, quatre nouveaux donneurs sont nécessaires pour remplacer le départ d’un donneur fidèle sur le long terme.