Faut-il attendre quelque chose de «curafutura»?
Présidée par le conseiller national tessinois Ignazio Cassis, curafutura rassemble les caisses CSS, Helsana, Sanitas et KPT, les deux premières étant les numéros un et trois de la branche. C’est apparemment le comportement du Groupe Mutuel (GM) au sein de santésuisse qui a suscité la scission, le groupe d’origine valaisanne étant en pointe dans la chasse aux bons risques (assurés jeunes et en bonne santé), tandis que la nouvelle organisation plaide pour la compensation des risques (les assureurs se chargeant des cas lourds et coûteux touchent une compensation financière en contrepartie de cet effort). «curafutura est d’avis d’affiner la compensation des risques entre les caisses, explique Ignazio Cassis, parce que nous ne voulons pas d’une concurrence fondée sur la sélection des risques.» Mais au-delà des considérations philosophiques, il y a le business, et l’essor du Groupe Mutuel en Suisse alémanique est mal vécu, notamment, par la CSS.
Quand on parle de transparence
Curafutura revendique l’innovation et la concurrence «au service des assurés et des patients», et la transparence – un sujet particulièrement délicat lorsqu’on parle de politique de santé en Suisse! En effet, le parlement, qui vote les lois, est fortement sous la pression des assureurs, de nombreux députés étant rémunérés par les caisses-maladies à des titres divers. De manière peu surprenante, les dossiers, notamment ceux qui demandent une plus grande clarté dans les comptes des assureurs, traînent – la commission de la santé du Conseil des États freine efficacement toute évolution – et les assureurs tirent les ficelles. Comme le dit le conseiller national genevois Mauro Poggia, «lorsqu’on a des commissions de la santé qui sont complètement vérolées par des gens qui représentent des intérêts privés, il ne faut pas s’étonner que les choses n’avancent pas.»
Pour lui, on ne saurait parler de transparence: «L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) reçoit les bilans et les comptes de pertes et profits, mais on ne sait pas ce qu’on met dans les rubriques! Autrement dit, les comptes ne sont pas assez détaillés. On peut bien mentionner “frais administratifs”, mais le véritable problème est de savoir comment ces frais se répartissent entre assurances complémentaires et assurances de base».
Pour l’ancien président de santésuisse et ancien conseiller national Claude Ruey, la transparence est au contraire grande: «Les assureurs sont hyper-contrôlés! » et d’ailleurs, ajoute-t-il, « leurs comptes sont publiés ». A noter que la situation du Groupe Mutuel est différente de celle des autres assureurs: le GM est une association, et donc les procédures de contrôle qui s’appliquent à lui sont différentes.
Une approche très libérale
Entre les lignes d’un discours encombré de considérations générales et de langue de bois, on devine que les membres de curafutura voudraient pouvoir négocier très librement avec les prestataires de soins, l’État n’ayant pas à s’immiscer dans les relations entre ceux-ci et les assureurs. «Curafutura, dit encore Ignazio Cassis, estime que le système d’assurance-maladie axé sur la concurrence, avec assurance de base et complémentaire et une multitude d’assureurs, constitue la meilleure garantie de la liberté de choix des patients et de la promotion de la qualité et de l’innovation au service des assurés.»
Mais derrière ce discours un brin lénifiant apparaissent des menaces – en tout cas aux yeux d’un groupe de médecins genevois et présidents d’associations de spécialistes, qui ont fait part de leurs inquiétudes dans une lettre au Bulletin des Médecins Suisses visant principalement santésuisse: «Le lobby des assureurs désire simplement abroger l’obligation de contracter (obligation faite aux assureurs de rembourser les prestations de tous les médecins en possession d’un droit de pratique). Pourquoi? Parce que cela leur permettrait de pouvoir choisir les médecins avec lesquels les assureurs veulent collaborer et de pouvoir ainsi leur dicter leur manière de travailler, d’organiser les soins, de façon à augmenter encore d’avantage leurs profits, au détriment des prestations fournies à la population.»
Deux associations pour des objectifs identiques
Bien sûr, cette dispute des assureurs-maladie se déroule sur fond de débat sur la caisse unique, dont l’ombre s’étend, et donc d’une campagne politique qui sera sans doute la «mère de toutes les batailles» pour les assureurs. A cet égard, il n’est pas sûr que la dissidence de curafutura affaiblisse vraiment la position de ces derniers. En effet, quelle que soit leur approche de la politique de la santé, leurs intérêts sont les mêmes: fondamentalement, ils défendent le même accès au marché que constitue l’assurance de base; celle-ci reste avant tout un produit d’appel, qui leur permet de vendre des assurances complémentaires, celles qui génèrent des bénéfices.
Comme l’explique Mauro Poggia, «lorsqu’on a une clientèle captive, qui est obligée de s’assurer, qui ne peut pas choisir des prestations puisque dans l’assurance de base les prestations sont dans la loi, il n’y a pas de place pour la concurrence, et donc pas de place pour un système libéral, n’en déplaise à M. Cassis. Le système a aujourd’hui démontré qu’il est utilisé pour simplement faire du bénéfice – ce qui n’est pas le propre de l’assurance de base.» Et l’élu genevois d’enfoncer le clou: «Les assureurs peuvent créer toutes les associations faîtières qu’ils veulent, il n’en reste pas moins que ces assureurs privés n’ont pas le droit de faire des bénéfices avec l’assurance de base. Alors, pourquoi font-ils de l’assurance de base? On les traite chaque année de voyous et de voleurs, ils ne font pas un sou de bénéfice, et ils continuent à s’accrocher au gâteau! C’est bien qu’ils ont un intérêt. Cet intérêt, c’est que l’assurance de base leur sert de produit d’appel pour aller voir les gens et leur vendre des assurances complémentaires, et au passage sélectionner les bons et les mauvais risques.»
Pas de changements pour l’assuré
En clair, pour les assurés que nous sommes tous, payeurs de cotisations en inflation constante, la création d’une nouvelle association d’assureurs ne changera rien: ce n’est pas davantage qu’une bisbille entre commerçants, incapables, comme le déplore Claude Ruey, «de faire la part des intérêts de la branche et de leurs intérêts particuliers.» Quant aux prestataires de soins, ils se retrouveront avec un nouvel interlocuteur, à côté de santésuisse. Mais un interlocuteur dont le ton pourrait être différent, si l’on en croit un médecin négociateur (voir encadré).
Trois questions à Ignazio Cassis
On a beaucoup reproché au Dr Ignazio Cassis d’avoir «changé de camp»: Médecin cantonal au Tessin, membre du parti radical-libéral, il manifestait une sensibilité parfois à gauche dans ses débuts de conseiller national. Puis il est devenu vice-président de la FMH, l’association faîtière des médecins suisses. De l’avis d’un insider, il s’est «beaucoup engueulé avec Jacques de Haller, le président de sensibilité socialiste qui le trouvait trop à droite et qui se démena pour le mettre dehors». Ignazio Cassis sauta donc sur l’occasion de passer dans le camp des grandes caisses-maladie en tant que Président de curafutura, une nouvelle organisation faîtière de celles-ci. Pour les assureurs rassemblés dans curafutura c’est un très joli coup, car M. Cassis connaît parfaitement les rouages et le fonctionnement de la FMH et ceux du parlement – y compris les points faibles: un avantage certain dans les négociations futures, c’est pourquoi ils sont nombreux à lui reprocher d’avoir changé de camp. Voire d’être passé à l’ennemi…
Peut-on voir dans curafutura une simple machine de guerre contre l’initiative pour la caisse publique?
Les conditions-cadre de notre système de santé nous ont octroyé jusqu’ici des soins médicaux de bonne qualité et accessibles à chaque patient, un large choix individuel et ceci sans aucune dette pour l’Etat. Il ne semble pas judicieux de mettre tout cela en danger par la «révolution caisse unique» dont l’issue est tout sauf claire! Curafutura n’est pas une machine de guerre: la métaphore guerrière n’est guère adaptée. Avec la LAMal, la population suisse s’est clairement prononcée pour un système de santé libéral dans lequel les acteurs (fournisseurs de prestations et assureurs) jouent un rôle central et l’Etat un rôle subsidiaire. Les acteurs doivent être des partenaires de négociation et non des adversaires de négociation. Ils doivent assumer leur responsabilité sociale. La «révolution caisse-unique» bifferait ce rôle central des acteurs pour le confier à l’Etat. Ce serait une étatisation, une architecture différente du système de santé, qui est bien connue dans d’autres pays mais étrangère en Suisse.
En quoi curafutura se distingue-t-elle de santésuisse, qui défend également un système concurrentiel?
L’innovation est obligatoire pour chaque membre de curafutura: l’engagement novateur dans la prise en charge des malades chroniques est essentiel pour faire face aux défis posés par la démographie. 20% des patients engendrent environ 80% des coûts de la santé. Ces patients doivent être soignés au mieux, de manière à éviter des hospitalisations coûteuses qui créent de l’inconfort. Par l’innovation, nous visons à accroître la confiance des citoyens envers les assureurs-maladie.
Curafutura ne négocie pas les tarifs avec les fournisseurs de prestations, mais intervient seulement sur les structures tarifaires. Les tarifs sont une responsabilité de chaque assureur-maladie, en concurrence avec les autres, dans l’intérêt des assurés et donc des patients. Cela représente en soi une grande différence entre les deux associations. Curafutura a les mains libres pour se rapprocher des fournisseurs de prestations, des organisations de patients et de consommateurs, du monde politique et des autorités.
Vous préconisez d’affiner la compensation des risques, et dites même que les soins aux malades chroniques doivent être rentables («Il doit être intéressant, financièrement, de bien soigner les malades chroniques» in Le Nouvelliste, 11 mai 2013.) Comment réaliser cet objectif dans la pratique?
Une bonne compensation des risques est la pièce maîtresse pour une saine concurrence axée sur la qualité et l’innovation entre les caisses. Si l’on soigne des patients gravement malades, ils coûtent cher. Grâce à la compensation des risques, soigner ces malades rapporte de l’argent à l’assureur et aux médecins. Mieux je les soigne, meilleure est l’efficience des soins. Je touche donc de l’argent de la compensation des risques tout en diminuant mes coûts. Si je soigne bien des diabétiques ou des malades cardiaques, ceux-ci souffrent moins, nécessitent moins d’hospitalisations, moins de médicaments et coûtent donc moins cher.
C’est ici qu’il faut faire jouer la concurrence: dans la recherche, avec les médecins et les hôpitaux, de la meilleure qualité de soins et du meilleur rapport coût-bénéfice. Les soins des malades chroniques deviennent ainsi financièrement attractifs.