Eviter le gaspillage pour une médecine durable
De nos jours, en Suisse, plus de 30% des dépenses de santé sont directement assumées par les ménages. Cela constitue un réel problème de santé publique, comme en témoigne la forte proportion de citoyens (15%) qui renoncent à des soins médicaux pour des raisons financières.
Poussé à l’extrême au cours du dernier siècle, le développement médical se heurte aujourd’hui à la réalité économique. «C’est franchement inquiétant, et cela doit pousser les médecins à prendre en compte l’aspect économique de leur pratique», souligne le Professeur Jean-Michel Gaspoz, directeur du Service de médecine de premier recours des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
Comment, dès lors, assurer une qualité des soins durable dans des conditions économiques difficiles? Né aux Etats-Unis dans le cadre de l’Obamacare, le concept Less is more – qui sous-entend less care may lead to better care, littéralement «moins de soins peut mener à des soins meilleurs» – apporte des solutions. Il invite notamment à reconnaître qu’un excès de traitements peut parfois amener plus de risques que de bénéfices, et que l’abandon de certaines pratiques inutiles et coûteuses rationaliserait les soins sans pour autant les rationner. De quoi bousculer pas mal d’idées reçues. En effet, dans l’inconscient collectif, bénéficier de plus de soins permet logiquement d’être en meilleure santé!
Pour que l’ensemble du système de santé revienne moins cher, les médecins américains ont donc accepté de dresser, pour chaque spécialité médicale, une liste de cinq pratiques coûteuses, fréquentes et inutiles, susceptibles d’être abandonnées pour diminuer les coûts de la santé.
Viser une médecine optimale et non maximale
S’inspirant de cette démarche, l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) a récemment chargé un groupe de travail d’élaborer une feuille de route sur le thème de la «Médecine durable». Autrement dit, une pratique médicale qui réponde aux besoins du présent, sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Composé de 35 médecins et professeurs suisses, ce groupe a élaboré un document qui rejoint, sous certains aspects, le conceptLess is more. Il vise une médecine suisse optimale (le mieux pour le patient) et non maximale (tout pour le patient).
«Il est devenu nécessaire d’avoir une autre vision de la médecine qui ne tente pas d’avoir raison de la mort et de la maladie à tout prix, mais qui privilégie la qualité de vie avant la durée de vie. La maîtrise des coûts et l’éviction des pratiques inutiles sont devenues une priorité pour assurer qualité et accès aux soins pour tous sur le long terme. Le bénéfice des interventions médicales n’est en effet pas toujours existant, et il est souvent surestimé ou mal interprété. Or, des interventions n’apportant aucun bénéfice ne sont pas seulement inutiles et coûteuses, mais peuvent également s’avérer dangereuses dans certaines circonstances», souligne le Professeur Gaspoz, membre du groupe de réflexion.
La Société Suisse de Médecine Interne Générale, présidée par Jean-Michel Gaspoz, a décidé de s’investir très concrètement dans une démarche Less is more. «Notre défi est de maximiser l’impact d’une liste d’interventions superflues, en nous concentrant sur cinq à dix actes au maximum. Nos critères de sélection seront les suivants: la fréquence à laquelle ils sont effectués, le montant des économies réalisées en renonçant à cet acte, les risques potentiels liés à l’acte pour le patient, et le niveau de preuves scientifiques».
Parmi les actes listés par les sociétés correspondantes aux Etats-Unis (lire encadré) figurent, par exemple, les examens de type radiographie ou IRM pour les patients souffrant de douleurs non spécifiques dans le bas du dos. «Des douleurs non-spécifiques excluent le danger des déficits neurologiques sévères ou progressifs, et les situations où l’on suspecte des tumeurs malignes ou une ostéomyélite. Une analyse de plusieurs études, regroupant plus de 1800 patients, a montré que des radiographies faites avant un délai de six semaines n’améliorent pas les résultats, mais augmentent les risques de subir une intervention chirurgicale et les coûts», commente le spécialiste.
Un message difficile à faire passer
Face aux énormes attentes suscitées par le progrès médical, le renoncement à certains examens médicaux pour le bien du patient – particulièrement des dépistages – n’est pas un message facile à faire passer. Toute tentative de barrage à l’accès d’un examen de la part du médecin risque d’être interprétée pour sa seule dimension économique.
Mieux communiquer avec les patients
«Pour favoriser l’adhésion des patients au renoncement d’un examen ou d’un traitement, une meilleure communication envers eux est nécessaire, notamment en faisant usage des nouveaux médias, parmi lesquels des vidéos ou des sites internet», relève le Professeur Jacques Cornuz. «La promotion du partage de la décision est importante dans la dynamique médecin-patient: en partageant son savoir, le médecin favorise aussi l’adhésion des patients au renoncement proposé. Le message que nous souhaitons leur faire passer, c’est que nous ne parlons pas de rationnement, mais d’éviter les gaspillages. Et cela, c’est particulièrement éthique, surtout en temps de crise économique».
«La rationalisation vise à rendre plus efficiente la mise à disposition des ressources, contrairement au rationnement qui limite l’accès à certaines ressources rares du système», explique Jacques Cornuz, professeur à la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL, directeur de la Policlinique médicale universitaire (PMU) et également membre du groupe d’experts.
«En évitant des interventions superflues ou délétères, on combat la tendance à la médicalisation et à la maximalisation des soins. L’aspect économique est collatéral: la pression de réduction des coûts est bénéfique quand elle converge avec l’intérêt de santé du patient».
Pour les deux experts, une condition est claire: «Cette standardisation devrait être une simple référence accessible et modulable pour le médecin, afin de pouvoir juger du bénéfice attendu d’un traitement plus important chez un patient donné, et de pouvoir adapter la réalité statistique à la réalité individuelle.»
Pour mettre en place le concept de «médecine durable», il reste quelques défis à relever. «Des mesures politiques, par le biais de la création d’organes d’évaluation des technologies qui pourraient également englober les aspects préventifs, doivent être mises à l’ordre du jour. Il est aussi nécessaire de donner à ce concept une plus grande audience auprès du monde médical, à travers la recherche, l’enseignement et les formations pré- et postgrades».
Prochaines étapes, dans le courant de cette année : finaliser la liste des interventions superflues, la publier et la distribuer aux médecins et aux patients pour les dissuader de recourir à certaines interventions.
Quatre pratiques à éviter pour optimiser la prise en charge médicale
- Une radiographie du dos systématique chez quelqu’un qui a des douleurs lombaires récentes sans signe de gravité.
- Un ECG (électrocardiogramme) dans le but de détecter une maladie coronarienne chez un patient qui n’a pas de symptômes.
- Des antibiotiques pour des sinusites aiguës, sauf en présence de signaux d’alarme spécifiques.
- Des examens radiologiques lors d’une sinusite aiguë non compliquée.
Pour en savoir plus:
Article issu de Planète Santé magazine - No 17 - Mars 2014