Les cancers héréditaires
A l’intérieur de vos cellules, dans vos chromosomes, se trouvent environ 22000 gènes que vous avez reçus à double, une copie de la part de votre père et une de votre mère, explique le Dr Pierre Chappuis, responsable de l’Unité d’oncogénétique et de prévention des cancers aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Il est possible que l’une ou l’autre de ces copies de gènes porte une modification ou mutation (imaginez une faute de frappe) pouvant favoriser certaines de vos cellules à se transformer en cellules cancéreuses. Une cinquantaine de ces gènes sont maintenant identifiés, influant grandement sur le risque de développer des tumeurs, entre autres, du sein, du gros intestin, de la thyroïde, de l’œil, du système endocrinien, de la peau ou encore du pancréas. On estime que ces cancers dits héréditaires représentent 5 à 10% de tous les cancers.
«C’est ce qu’on appelle des prédispositions génétiques au cancer», poursuit le médecin. Or, le cas échéant, toutes les cellules du corps portent cette «faute de frappe», y compris celles qui produiront les gamètes (spermatozoïdes et ovules) nécessaires à la reproduction. Une transmission de cette mutation à sa descendance est donc possible. Pour en avoir le cœur net, un dépistage génétique est disponible dans certains cas. C’est ce que réalisent depuis 1996 le docteur Chappuis et son équipe.
Remplir l’arbre
Aux HUG, la consultation d’oncogénétique s’adresse à des personnes concernées par leurs antécédents familiaux ou personnels de cancer. Celles-ci peuvent donc être en bonne santé mais avoir une famille dans laquelle des cancers se sont déclarés. Ou alors avoir elles-mêmes un cancer et souhaiter déterminer s’il existe un risque de cancer dans leur famille, par exemple pour leur descendance. A Genève, cela représente environ 500 consultations par année, soit environ 200 nouvelles familles.
«Les personnes nous sont généralement référées par leur médecin traitant, explique le Dr Chappuis. En premier lieu, nous leur envoyons un questionnaire qui leur permet de préparer leurs antécédents familiaux.» Il s’agit de préparer aussi complètement que possible la réalisation d’un arbre généalogique sur au minimum trois générations et déterminer si ses membres ont développé un cancer, le cas échéant de quel type et à quel âge.
Ce document est retourné à l’Unité avant la première consultation. On rappelle dans celle-ci que les cancers sont des maladies fréquentes (40000 nouveaux cas et 17000 décès par an en Suisse) et qu’on s’attend donc à retrouver quelques cas de cancers dans une famille sans pour autant que cela soit la marque d’une prédisposition génétique.
Vérifier, compléter
A l’issue de ce premier contact, les données recueillies sont validées. «Avec l’accord des membres de la famille concernés, nous tentons d’obtenir auprès des médecins traitants et des hôpitaux des documents qui confirment les diagnostics relevés dans l’arbre généalogique, explique Pierre Chappuis.
»Nous ne doutons évidemment pas des informations que l’on nous a données, mais des renseignements supplémentaires – comme par exemple le sous-type de tumeur maligne dans le cas d’un cancer du sein ou la localisation de la tumeur dans le cas d’un cancer du côlon – sont précieux pour confirmer ou infirmer le soupçon de prédisposition génétique.» Une fois cette enquête administrative terminée, l’équipe discute avec des spécialistes externes dans le cadre d’une consultation visant à établir un consensus. Les médecins essayent de déterminer si l’histoire familiale évoque une situation de prédisposition génétique et si un dépistage génétique serait approprié.
Délai de réflexion
Une deuxième consultation avec le patient a alors lieu. Deux principaux cas de figure se présentent.
Dans le premier, la personne présente, par rapport à la population générale, un risque modérément augmenté de cancer en lien avec ses antécédents familiaux, mais sans que cette situation n’évoque une prédisposition génétique connue. Lors de l’entretien, le médecin lui expliquera qu’elle n’appartient pas à un groupe à haut risque et que, s’il est probable que sa famille présente un risque de cancer un peu plus grand que la moyenne, on ne dispose pas à l’heure actuelle d’analyse génétique pour évaluer celui-ci. «Sur cette base, des mesures de surveillance adaptées peuvent cependant être mise en place, complète le Dr Chappuis, par exemple, dans le cas du sein, une mammographie annuelle dès 40 ans au lieu de tous les 2 ans dès 50 ans.»
Dans le second cas, on discute la possibilité d’un dépistage génétique visant à identifier une prédisposition au cancer. Les avantages et les inconvénients de cette démarche sont présentés de manière complète et un délai de réflexion est toujours donné à la personne. A l’issue de celui-ci, si la personne accepte, une prise de sang est réalisée, envoyée dans un laboratoire, et quatre à huit semaines plus tard, le résultat est connu.
Le test peut être négatif. Une bonne nouvelle mais pas pour autant un blanc-seing. «Dans ce cas, il faut toujours rappeler qu’il n’est négatif que par rapport aux gènes qui ont été analysés, prévient le Dr Chappuis. Cela ne veut pas dire que toute prédisposition génétique au cancer est exclue. Il y a ainsi des familles chez qui on ne trouve rien lors d’une première analyse génétique mais où l’on conserve l’hypothèse qu’il existe une prédisposition. Ces personnes doivent donc être surveillées avec grande attention.»
Pas une condamnation
Si le test est positif, soit correspondant à l’identification d’une prédisposition génétique au cancer, le reste de la famille pourra elle aussi se faire dépister si elle le souhaite. Mais plus rapidement et pour un moindre coût. Le premier dépistage coûte en effet quelques milliers de francs – mais il est pris en charge par l’assurance de base s’il est prescrit et réalisé dans un cadre défini par la loi – alors que les tests ultérieurs reviennent à quelques centaines de francs également pris en charge par l’assurance.
«Une fois la prédisposition identifiée, le travail est considérablement simplifié, explique Pierre Chappuis. Si l’on compare un gène à un chapitre de livre, le premier dépistage consiste à le lire en entier du titre à la dernière note de bas de page pour trouver une mutation. Mais une fois que vous avez identifié son emplacement précis, ce sera la même mutation pour tous les membres de la famille s’ils sont porteurs. Ce qui est bien plus aisé à identifier ou exclure.»
Naturellement, il n’est pas évident d’annoncer à ses proches qu’ils ont peut-être un risque de cancer plus élevé que la moyenne et qu’ils devraient envisager un dépistage. A plus forte raison si des brouilles ou d’autres événements ont rendu les contacts difficiles ou impossibles.
Une bonne nouvelle n’est néanmoins pas exclue. Il est en effet possible que la mutation ne se soit pas transmise aux proches. Auquel cas, se faire dépister leur apprendra qu’ils ne sont pas porteurs de la mutation et qu’ils ne la transmettront pas à leurs enfants. Dans le cas contraire, être porteur de la mutation n’est pas une condamnation. Certes, le risque de cancer est souvent fortement augmenté, mais pas de 100%. Par ailleurs, une surveillance ajustée à l’importance des risques et des mesures prophylactiques efficaces seront encouragées le cas échéant, ce qui permettra une prise en charge précoce si le cancer se déclare ou d’assurer une prévention efficace.
Fréquent mais peu influent
Une prédisposition génétique, oriente-t-elle le traitement d’un éventuel cancer? «Dans la plupart des cas, la réponse est actuellement non», détaille Pierre Chappuis. Tout au plus, certaines tumeurs (ovaires, probablement côlon) ont un meilleur pronostic dans leur forme héréditaire. Toutefois, des travaux de recherche tentent d’exploiter les défauts génétiques qui caractérisent certains cancers héréditaires afin de développer des approches thérapeutiques spécifiques.
Si le dépistage génétique des cancers héréditaires est important, c’est qu’il permet surtout un diagnostic plus précoce par le biais de mesures de surveillance renforcées. Et qu’il permet de déterminer au sein de la famille qui est porteur de la mutation ou pas afin de cibler les mesures de surveillance et de prévention sur les personnes concernées.
Et à l’avenir? Le conseil génétique en oncologie se concentre aujourd’hui sur des facteurs qui confèrent un haut risque à une proportion faible de la population (au plus 10% de tous les cancers). «La génétique de demain identifiera des facteurs génétiques beaucoup plus communs dans la population générale dont l’influence sur le risque de développer un cancer sera certainement faible», prévoit Pierre Chappuis. Ils ne seront donc pas aisés à isoler ni à intégrer dans le cadre d’un conseil génétique.
Pas de dépistage généralisé
Tout un chacun devrait-il se faire dépister pour un risque de cancer héréditaire? Non. Tout d’abord il faut rappeler que le dépistage génétique actuel cible certains gènes définis associés à des risques bien particuliers, sélectionnés lors de la phase d’examen de l’arbre généalogique de la personne qui consulte. Un dépistage global n’est pas disponible aujourd’hui et subir tous les tests connus ne serait pas soutenable en termes de coûts, sans même penser au souci causé à la personne testée par l’attente d’une myriade de résultats.
De plus, «une telle démarche chez tout le monde n’aurait aucun sens sur le plan scientifique, détaille Pierre Chappuis. On l’a vu, les cancers héréditaires concernent actuellement au plus 5 à 10% de la population ayant développé des cancers. Pour les 90 à 95% restants, ce sont les facteurs de risque classique qui sont agissants: âge, exposition au tabagisme, alimentation déséquilibrée, sédentarité et exposition solaire excessive.»ENCADRE Registre génétique
Registre génétique
A Genève, le registre des tumeurs (où toutes les tumeurs déclarées dans la population résidente dans le canton sont enregistrées) et la consultation d’oncogénétique collaborent très régulièrement. «Le registre des cancers possède un registre familial du cancer du sein mettant en relation les cas connus dans une même famille, détaille le Dr Pierre Chappuis. Sur la base de ces données et dans le cadre d’un projet de recherche soutenu par la Ligue suisse contre le cancer, nous allons tenter d’identifier les personnes qui se sont rendues à la consultation d’oncogénétique.
»Mais nous cherchons aussi l’inverse. Les personnes que nous avons vues dans notre consultation sont-elles présentes dans le registre familial? La différence et la complémentarité entre la consultation et le registre est que nous ne travaillons pas sur les mêmes données. Si celles du registre sont bien plus nombreuses, elles ne sont pas aussi précises que celles que nous recueillons auprès des patients.»