Ecrans: sauvegarder son attention

Dernière mise à jour 16/04/18 | Article
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Ils sont partout, du matin au soir, dans les mains des bébés comme des seniors. Nouveaux outils de communication et d’information, ordinateurs, tablettes et smartphones mettent notre cerveau à rude épreuve.

La télévision en fond sonore, vous attaquez la lecture de cet article, pour la deuxième ou troisième fois… après avoir répondu à un SMS, vérifié votre boîte mail, posté une photo, voire les trois à la fois! Smartphone, ordinateur, tablette, télé: votre environnement, au travail comme à la maison, est désormais truffé d’écrans. A l’heure où des hochets-smartphones sont mis sur le marché et que des développeurs travaillent spécifiquement sur des applications pour bébé, nombreux sont ceux qui s’inquiètent de l’envahissement de leur quotidien par ces nouvelles technologies, source de distraction permanente. Si les recherches sur les tablettes et les smartphones n’en sont qu’à leurs débuts, neuroscientifiques et psychologues apportent déjà quelques pistes pour éviter que ces outils ne deviennent nos meilleurs ennemis.

Dilemmes cornéliens

Gagner du temps. Voilà la promesse sous-jacente des nouvelles technologies qui s’inscrivent dans cette ère de l’immédiateté. Exemple le plus parlant sans doute, l’e-mail, ou ses équivalents comme Messenger ou WhatsApp. Aussitôt pensé, aussitôt écrit, aussitôt envoyé. Que ce soit pour organiser l’anniversaire du petit dernier ou demander à un collaborateur de rédiger un mémo. Puis vient l’attente de la réponse, dont on supporte de moins en moins qu’elle tarde. «L’e-mail est aujourd’hui une des sources majeures de difficultés rapportées par les employés, quelle que soit leur position dans l’entreprise, souligne Cindy Felio, chercheuse associée au laboratoire MICA (médiations, informations, communication, arts) de l’université Bordeaux Montaigne. A l’origine, un e-mail était asynchrone, comme une lettre, mais l’hyperconnexion fait qu’ils sont maintenant considérés comme synchrones, ce qui suppose une réponse dans la foulée. Or, c’est une pression supplémentaire sur les employés qui peut contribuer largement à faire baisser leur productivité.»

Pourquoi ces notifications, sonores ou visuelles, qui tombent en permanence sur nos écrans sont-elles à ce point nuisibles? Tout simplement parce qu’à chaque instant, le cerveau doit prendre des décisions. Il «filtre» toutes les informations reçues pour décider de la prochaine action à mener. Et la multiplication des stimulations complexifie la tâche. Il en résulte une lutte permanente entre les systèmes de neurones impliqués pour maintenir notre attention, explique le Pr Jean-Philippe Lachaux dans son ouvrage Le cerveau funambule (Ed. Odile Jacob). Neurobiologiste au Centre de recherche en neurosciences de Lyon, il décrit l’antagonisme entre le lobe préfrontal, qui doit arbitrer à chaque instant ce qu’il faut faire «à l’instant d’après», les actions dictées par le cortex pariétal en réponse aux stimulations sensorielles (vue, ouïe…), et le système de la récompense qui a tendance à nous détourner de l’objectif initial.

Habitudes et récompenses

Beaucoup de nos actions sont liées à des habitudes dictées par le cortex pariétal: «Je vois un verre d’eau, je bois», par exemple. Cependant, le cortex préfrontal est là pour moduler cette action. C’est grâce à lui que nous ne buvons pas systématiquement à la vue d’un verre. «Dans certains cas pathologiques, cette régulation ne se fait plus. Un enfant avec un trouble de l’attention peut ainsi ouvrir une porte quinze fois de suite», illustre Jean-Philippe Lachaux. Par ailleurs, tout ce qui stimule le circuit de la récompense influence fortement nos décisions. Or justement, les smartphones jouent sur un parfait mélange d’habitude –nous les saisissons sans cesse, pendant le travail ou n’importe quand, pour voir s’ils affichent une notification– et de plaisir –toutes les applications sont construites pour nous en donner, par exemple en titillant notre curiosité. L’ensemble donne à ce nouveau monde des outils numériques un grand pouvoir sur notre cerveau.

Savoir raison garder

De là à toujours associer écrans et danger il n’y a qu’un pas, qu’il ne faudrait pas franchir trop vite. «Attention à nos intuitions», prévenait ainsi Daphné Bavelier, professeure en neurosciences cognitives à l’UNIGE au cours d’une conférence organisée par France Stratégie en 2017. La chercheuse explique avoir démarré sa recherche sur les effets cognitifs des jeux vidéo après avoir constaté chez un collègue fan de jeux une «capacité attentionnelle hors du commun». «Je me souviens que mes parents avaient peur que les jeux vidéo "me tuent les neurones" quand j’étais ado, confirme Paul Matusz, spécialiste en neurosciences cognitives à la HES-SO Valais et à l’UNIL. Depuis, nous avons effectivement montré que les jeux d’action permettent au contraire d’augmenter la cognition spatiale, les capacités de perception et de concentration. Et le développement de jeux à but thérapeutique est maintenant en plein essor.»

Faut-il pour autant laisser le benjamin de la famille s’emparer de notre smartphone à chaque fois qu’il le réclame? Sans doute pas. La France, les Etats-Unis et le Canada ont déjà publié des recommandations* qui tiennent compte de l’âge et du média, mais aussi du contenu. Avant deux, voire trois ans, les spécialistes suggèrent ainsi d’éviter l’usage des écrans. «Si la science n’a pas encore tranché sur les effets directs des outils numériques sur les processus cognitifs, il ne fait plus de doute qu’ils perturbent le sommeil. Or les effets de la dette de sommeil sur la cognition (apprentissage, mémorisation, attention, etc.) sont, eux, bien connus», prévient Aurore Perrault, chercheuse en neurosciences à l’UNIGE.

Dans une étude récente, menée chez un groupe d’ados suisses, elle a notamment montré que l’usage nocturne d’écrans (après 21h) était en moyenne de 1h20. «Les plus jeunes n’avaient pas conscience des effets néfastes des écrans sur leur santé et leur comportement. En parler avec eux est donc la première étape pour les aider à gérer leur consommation», souligne Aurore Perrault. De plus en plus de jeunes Suisses utilisent régulièrement un smartphone, et 34% des 6-13 ans ont leur propre tablette, selon l’étude MIKE 2017. Or les spécialistes sont formels: l’utilisation faite par les parents est interdépendante de celle des enfants. Ne pas s’emparer de son portable à chaque notification et stopper toute utilisation le soir après une certaine heure, sont les habitudes de base à adopter, pour soi, mais aussi pour ses enfants.

Changer ses habitudes

Le multi-tasking ralentit la productivité à tout âge. Pour le limiter, chacun doit établir sa stratégie. «La méthode Pomodoro suggère de découper en "tranches" une tâche complexe, explique Paul Matusz. Quand une mini-tâche est réalisée, on peut s’octroyer une pause». Le chercheur avoue de son côté couper le wifi de son ordinateur et ranger son portable pour avancer plus vite. «Avoir un bureau rangé est aussi utile, car dès que vos yeux se posent sur un objet (post-it, note, dossier…) votre attention est déviée et se fixe dessus.» Jean-Philippe Lachaux conseille, lui, de créer des «mini-bulles» de déconnexion: «A tort ou à raison, beaucoup de gens pensent qu’ils ne peuvent pas éteindre leur portable, mais se couper du monde pendant quelques minutes seulement est acceptable et normalement sans conséquence!». Activer le mode avion le temps de clore un dossier peut ainsi faire gagner beaucoup de temps. Mais le bon usage de ces outils doit dépasser le cadre individuel. Pour Cindy Felio, il est grand temps que le monde de l’entreprise s’empare de la question. «Il faut mener des réflexions, contextualiser ces pratiques, en parler pour définir leur place juste, métier par métier. Aujourd’hui l’employé doit se débrouiller tout seul pour trouver des solutions. Et on estime que c’est de sa faute s’il n’arrive pas à déconnecter, or un mauvais usage peut aussi révéler un problème managérial ou organisationnel.»

*Recommandations françaises: http://www.academie-sciences.fr/pdf/rapport/avis0113.pdf

Les écrans vont-ils modifier notre cerveau?

A voir les tout-petits glisser leurs doigts sur tout ce qu’ils touchent comme pour débloquer un smartphone, on peut se demander si les écrans modifient bel et bien notre cerveau. L’usage des objets tactiles semble influencer le développement du cortex sensori-moteur. «Mais tout comme le fait, par exemple, l’apprentissage du violon. Le cerveau des violonistes professionnels est différent de celui de non-pratiquants. La plasticité cérébrale permet au cerveau de s’adapter à son environnement ou à de nouvelles tâches, c’est naturel», relève Aurore Perrault, chercheuse en neurosciences à l’UNIGE. «L’évolution, au sens strict du terme, prend beaucoup, beaucoup de temps. Or, il y a 10 ans, nous n’avions même pas de smartphone, tempère amusé Paul Matusz. Jusqu’ici le cerveau a évolué pour nous permettre de survivre. Si maîtriser les écrans devient vital, peut-être que oui, au fil des âges le cerveau humain changera.»

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Paru dans Le Matin Dimanche le 08/04/2018.

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