Le «Djoko blues», ou la déprime des sportifs qui ont tout gagné
De quoi on parle
En 2016, alors qu’il domine outrageusement le circuit depuis des années, Novak Djokovic craque. Il reconnaît être en perte de motivation depuis sa victoire quelques mois plus tôt à Roland-Garros, le seul tournoi de Grand Chelem qui manquait à son palmarès. En conférence de presse, il déclare: «Je ne prends plus beaucoup de plaisir sur le court. L’idée de gagner des titres et de battre des records n’est plus pour moi une obsession.» Retrouvera-t-il son plaisir à Paris?
Sur Facebook, l’actuel n° 2 du tennis mondial, «Djoko», affirme avoir envie de retrouver le plaisir de jouer, celui qui le motivait dans son enfance. Il a posté une vidéo tournée à Kopaonik en Serbie, la station de montagne de ses débuts. En match, certains joueurs s’inquiètent de le voir «changer brusquement d’attitude» entre les points: tantôt il râle, tantôt il plaisante avec le public. Que se passe-t-il dans la tête du champion? En septembre dernier, il a esquissé une possible explication: on lui imposerait «sans cesse des objectifs historiques». Environ deux mois plus tôt, après s’être incliné contre Sam Querrey (alors 22e mondial) à Wimbledon, il disait aux journalistes qui le pressaient de questions: «Je ne veux pas parler des raisons de ma défaite, pouvez-vous respecter cela?» Une réaction surprenante de la part de ce monstre sacré à qui tout réussissait depuis 2011.
«De l’extérieur, il est difficile de dire ce qui lui arrive… lui-même ne semble pas encore le savoir!» déclare le Dr Lucio Bizzini, psychologue et psychothérapeute FSP. «Ce qui est sûr, c’est que Djokovic a fait une ascension fulgurante de 2011 à 2015. Puis il a connu des changements dans sa vie privée. Il s’est marié et il est devenu père. Ces changements l’ont peut-être déstabilisé. À moins qu’il soit en train de subir le contrecoup d’un pic de forme.» Car, pour occuper la place de n° 1 mondial de 2011 à 2014, le Serbe s’est astreint à des entraînements très rigoureux et à un régime alimentaire draconien. Un tel déploiement d’efforts peut entraîner un «coup de mou», sans qu’il soit possible de poser un diagnostic précis. Il n’est donc pas exclu que le passage à vide de «Djoko» soit l’expression d’une grande fatigue physique, d’après Lucio Bizzini.
Perte de sens
Le sport aussi bon pour la tête
Si des résultats exceptionnels peuvent conduire à un «coup de mou» psychologique comme l’illustre le cas de Novak Djokovic, de nombreuses études le montrent : l’activité physique pratiquée de manière régulière est, elle, très positive pour la tête. Selon les résultats de nombreuses études depuis 1980, le sport influe en effet sur la neurochimie cérébrale et sur le comportement. Premier élément explicatif : le phénomène serait dû à une augmentation du taux sanguin d’endorphines, des substances chimiques aux propriétés analgésiques et euphorisantes. Une explication complémentaire met, elle, en avant le rôle d’un acide aminé, le tryptophan, produit pendant l’activité physique et qui agirait aussi sur la régulation de l’humeur en augmentant le taux de sérotonine dans le cerveau (voir infographie). M. B.
Déprimer alors qu’on est au sommet de la gloire: comment expliquer ce phénomène apparemment paradoxal? La réponse est dans la question, selon le psychiatre lausannois Nicolas Belleux. «Quand vous avez atteint l’objectif de votre vie, c’est comme si votre vie n’avait plus vraiment de sens puisque vous avez perdu ce qui vous poussait à vous lever le matin. Rester motivé après avoir atteint son but nécessite un surcroît d’efforts. Dans le cyclisme, par exemple, le coureur qui se trouve derrière le premier tire profit du phénomène d’aspiration, mais celui qui est devant n’a personne pour l’entraîner en avant.» C’est comme si le désir de succès était légitime, mais sa réalisation préjudiciable à notre équilibre. «On le constate assez souvent dans le monde financier, où les personnes qui rêvaient de faire fortune craignent de voir leurs affaires péricliter dès qu’elles ont atteint leur objectif. Dans le monde du sport, la position de l’outsider est toujours la plus confortable, parce qu’il n’a rien à perdre.» La solution serait de travailler son détachement: «Le fait de posséder entraîne la peur de perdre. Le défi consiste donc à apprendre à apprécier ce qu’on a sans s’y attacher», explique Nicolas Belleux.
Federer, un exemple
Devenir champion est un rêve d’enfant, estime le psychologue français Cédric Quignon-Fleuret, auteur du livre Devenir champion (Éditions Solar, 2016). Les gens ordinaires font le deuil de ce rêve à l’âge adulte. «Mais les champions le poursuivent et quand ils l’atteignent, leur motivation peut être endommagée.»
«Lorsque le sport devient un métier, le risque est de se laisser emporter par la quête de la performance et la gloire au détriment du plaisir», affirme Olivier Schmid, docteur en psychologie du sport et de la performance à Genève et à l’Université de Berne (lire encadré). Or, les sportifs professionnels ont besoin des deux sources de motivation, dites extrinsèques et intrinsèques, pour pouvoir durer. Roger Federer semble être passé maître dans l’art de concilier les deux, lui qui déclarait récemment à la presse que s’il jouait pour gagner, le fait de jouer le rendait heureux: «Je joue avant tout pour le plaisir. Il y aura bien un jour où je prendrai ma retraite mais malgré cela, je pense que je continuerai à jouer avec ma famille ou des amis.» Tout comme Djokovic, mais également Nadal, Tiger Woods et bien d’autres athlètes de haut niveau, Roger Federer a connu un creux dans sa carrière. Il s’en est sorti. «Personnellement, je me garderais d’enterrer Djokovic trop vite, dit Lucio Bizzini. S’il sort de cette mauvaise passe, je pense que lui aussi peut revenir encore plus fort.» Verdict à Roland-Garros, où la place de favori échoit à Rafael Nadal.
«La motivation est une fleur fragile»
Trois questions à Olivier Schmid, docteur en psychologie du sport et de la performance à Genève et à l’Université de Berne.
Comment expliquez-vous la démotivation chez un sportif?
Tout d’abord, elle peut être le symptôme de difficultés sociales ou personnelles, sans rapport avec le sport. Une carrière se dessine rarement de façon linéaire: il y a des hauts et des bas, avec des phases de transition. Le problème est que la plupart des sportifs sont focalisés sur l’objectif à atteindre. Ils n’anticipent donc pas l’après-compétition. Ils tendent même à percevoir les phases de transition comme un risque à éviter, alors qu’elles fournissent des opportunités de grandir.
Qu’est-ce que la motivation d’un sportif?
Elle est souvent appréhendée en termes de quantité: on a plus ou moins de motivation. Mais sa qualité est plus importante encore. De nos jours, on donne à la performance, à tort, une très grande importance pour l’estime de soi. Or, la recherche scientifique est unanime: le désir de progresser, l’envie d’apprendre, le plaisir de jouer sont des sources de motivation plus durables que la soif de vaincre, parce qu’ils s’appuient sur des critères internes et non sur la comparaison aux autres.
Que peut faire le sportif pour lutter contre la démotivation?
Accepter que le plaisir ait disparu et que le sport soit devenu une sorte de contrainte, une obligation. Cela passe par une prise de conscience. La motivation est une fleur fragile… L’entretenir nécessite de prendre du recul pour pouvoir se détacher du résultat et redonner du sens à ce que l’on fait, pendant l’entraînement et en dehors. Mais cette démarche est plutôt contre-intuitive pour tous ceux qui sont persuadés que la seule façon de gagner est de se focaliser sur l’envie de gagner.
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Paru dans Le Matin Dimanche du 04/06/2017.
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