Le numérique au service de l’addictologie
Des outils qui doivent séduire
L’efficacité des solutions digitales de santé est très dépendante du contenu, qui doit être bien pensé en amont pour être en adéquation avec les besoins de la population ciblée. Mais il doit aussi être adapté au support choisi. «Transposer les outils utilisés lors d’entretiens en face-à-face sur un support numérique ne fonctionne pas nécessairement. De même, basculer le contenu d’un site internet sur une application pour smartphone n’est pas toujours pertinent, les usages étant très différents selon le support», souligne Nicolas Bertholet, médecin au Service de médecine des addictions du CHUV, qui insiste aussi sur l’importance, bien plus surprenante, du design. «Nous avons fait participer des étudiants au développement d’une app. Leurs retours ont confirmé à quel point l’environnement visuel et la fonctionnalité sont cruciaux. Nous avons même dû revoir le logo, jugé pas assez attractif», illustre-t-il.
Moins de sommeil, plus de sédentarité: le temps passé face à des écrans est aujourd’hui connu pour ses effets néfastes sur notre santé. Mais ordinateurs et smartphones sont aussi utilisés pour développer des outils de santé digitale. Toujours plus de spécialités s’ouvrent à cette ère de la santé numérique, dont la médecine des addictions. Que ce soit pour la prévention, le dépistage des usages à risque pour la santé ou même la prise en charge de patients présentant une dépendance, applications et outils en ligne font désormais partie intégrante des pratiques des médecins addictologues.
«Attention à la pensée magique, rien ne soigne à la place du patient, prévient en préambule le Dr Gabriel Thorens, médecin au Service d’addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève. Mais les solutions numériques développées ces dernières années sont pour certains patients des alternatives efficaces.» Plusieurs applications sur smartphone proposent notamment des carnets de consommation dématérialisés, «une des fonctionnalités les plus utiles», estime le médecin. Pour certains consommateurs, il est en effet plus simple et plus ludique d’utiliser leur téléphone plutôt que le traditionnel carnet. Noter les conditions qui ont déclenché la consommation ou qui provoquent une envie impérieuse de consommer (craving) est un élément important de l’auto-observation. Le faire en temps réel sur une appli permet d’être plus précis. «Visualiser sa consommation sous forme de courbes ou d’histogrammes est également très instructif pour les consommateurs. Souvent ils rapportent des consommations en mode "tout ou rien", là ils voient que les choses sont en réalité plus nuancées», illustre le Dr Thorens qui souligne aussi le bénéfice motivationnel de ces feed-backs en temps réel.
Autre avantage de ces applis: disposer d’outils de prévention des rechutes disponibles lorsque l’utilisateur en éprouve le besoin tout en garantissant un total anonymat. Un point majeur dans un contexte sociétal où les usages de psychotropes et les dépendances restent stigmatisés, soulignent les experts.
Faciliter l’accès aux soins
«Les solutions digitales – et leurs usages – ont évolué mais elles ne sont pas si nouvelles que cela; cela fait environ vingt ans que les premières ont été développées», rappelle le Dr Nicolas Bertholet, médecin au Service de médecine des addictions du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) de Lausanne. Disponibles initialement sur internet, les premiers programmes ciblaient les usages d’alcool et de tabac. La prévention et le dépistage étaient leurs objectifs principaux. Le programme alcooquizz.ch, co-développé par le Dr Bertholet, en est un exemple. Certains proposent aussi désormais des interventions brèves. «Celles-ci ont été développées dans les années 1970 et visent la prise en charge des personnes qui présentent des consommations à haut risque pour leur santé afin de limiter la progression ou l’apparition de troubles plus sévères, explique Nicolas Bertholet. Les Australiens, qui font face à des barrières géographiques importantes, ont beaucoup contribué au développement des interventions brèves digitales.» Amener les soins auprès des consommateurs qui ne consulteraient pas ou qui sont trop éloignés d’une structure de soin est un des principaux avantages. Ces interventions ont déjà démontré leur efficacité pour les consommations d’alcool et de tabac.
Mais les inconvénients du numérique touchent aussi les solutions de santé. Le temps passé sur une même appli ou une page internet est de moins de deux minutes en moyenne. Ce taux de rétention peut être trop court pour un usage de santé. Par ailleurs, même en Suisse, une partie de la population ne peut pas se connecter à internet dans un environnement suffisamment confidentiel. À cela s’ajoute un problème de visibilité. «Les institutions de soins et de recherche ont un certain retard en matière de digital que n’ont pas les industriels. Aujourd’hui, taper "alcool" dans une recherche d’applications a bien plus de chances de vous mener vers une appli qui favorise la consommation d’alcool que vers une appli de prévention des risques», souligne le Dr Thorens, qui insiste sur la nécessité de bien vérifier d’où émanent ces programmes. Le site infodrog.ch développée par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) est une source sûre pour s’orienter dans ce paysage digital de plus en plus vaste.
La réalité virtuelle pour se désensibiliser
Pour les personnes qui souffrent d’une addiction, certaines circonstances sont particulièrement à risque de déclencher une envie impérieuse de consommation (craving). Très utilisée pour la prise en charge des troubles anxieux, la thérapie par exposition est explorée aujourd’hui pour traiter les dépendances. Le principe est d’accompagner le patient pour développer des réponses cognitives et comportementales plus adaptées en le mettant face à ces situations à risque. Les casques de réalité virtuelle permettent désormais de renforcer le réalisme des expositions en garantissant un environnement sécurisé, contrairement aux expositions en vie réelle. «Nous utilisons la thérapie par exposition en réalité virtuelle (TERV) depuis l’année dernière avec certains de nos patients qui présentent des dépendances aux opioïdes. Bien sûr, ce n’est pas une baguette magique, mais c’est une technique prometteuse qui vient s’ajouter aux outils thérapeutiques dont nous disposons déjà», commente le Dr Rafik Bouzegaou, médecin addictologue du Réseau fribourgeois de santé mentale. La thérapie est progressive: elle commence par les situations que le patient juge être les plus simples à gérer pour aller vers celles qui sont les plus problématiques pour lui. Par exemple, être en présence de drogues ou voir quelqu’un consommer. Toujours accompagné par son thérapeute, le patient confronté aux déclencheurs qu’il redoute met en œuvre les techniques de gestion du stress qu’il a apprises afin de progresser dans sa gestion du craving.
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Paru dans Le Matin Dimanche le 24/07/2022