«Seule une personne sur dix se soigne»
Vous avez un doctorat en psychologie et un master en statistiques. Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser aux addictions?
Bio express
1991 Docteur en psychologie, Berlin.
1994 Arrivée en Suisse et début des études sur les addictions, Addiction Suisse, Lausanne.
1999 Master en statistiques, Université de Neuchâtel.
2005 Début de recherches au CHUV, Lausanne.
2008 Professeur invité de l’University of the West of England, Bristol.
2012 Professeur associé à l’Université de Lausanne.
Pr Gerhard Gmel: C’est un peu un hasard. Je vivais à Berlin avec ma famille. Addiction Suisse cherchait un expert en statistiques. La thématique des addictions m’intéressait, alors j’ai saisi cette opportunité et je suis venu à Lausanne.
Vous faites de la recherche depuis une vingtaine d’années. Qu’est-ce qui a changé en 25 ans?
Quand j’ai commencé à travailler sur ces thématiques, l’alcool et le tabac étaient les sujets principaux. Depuis, le champ des addictions s’est étendu. On s’intéresse aux drogues illicites, au mésusage des médicaments, mais aussi aux addictions comportementales avec internet et les jeux d’argent, par exemple. Aujourd’hui, on fait moins de recherche et de prévention en matière de tabac et d’alcool, alors que ce sont les deux premiers facteurs de risque de morbidité et de mortalité dans le monde! L’alcool est le facteur numéro un de mortalité chez les jeunes, par exemple. Tout le monde pense savoir que ce sont des produits dangereux, mais il y a une forme de banalisation et de lassitude à parler de ces sujets. A mon avis, on ne prend pas assez de mesures. En Suisse, non seulement le lobby de l’alcool est très fort, mais on n’aime pas les restrictions. Or, il a été démontré que restreindre l’accès aux boissons alcoolisées le soir, vin et bière compris, diminuait de 30 à 40 % le nombre d’hospitalisations aiguës.
Pouvez-vous nous parler de la cohorte C-SURF que vous avez créée?
Nous avons constitué une cohorte exceptionnelle de 6000 personnes de toute la Suisse (sauf le Tessin) grâce au recrutement. On a suivi ces jeunes hommes âgés de 19 ans et issus de tous milieux pendant presque neuf ans pour voir comment leur comportement et leur consommation de substances se développaient dans le temps. On n’a pas encore toutes les données, mais une majorité diminue sa consommation d’alcool. Comprendre pourquoi la problématique s’aggrave chez certains, se modère chez d’autres ou s’arrête est la prochaine étape de notre travail.
Il n’y a donc pas de femmes dans votre échantillon. Que sait-on de leur consommation d’alcool?
C’est en effet un groupe moins étudié. L’Enquête suisse sur la santé (monitorage des addictions) montre que les femmes sont moins à risque, elles consomment moins et moins souvent. Néanmoins, le «gender gap» entre hommes et femmes se rétrécit, d’une part parce que la consommation chez les hommes se stabilise, voire diminue; d'autre part, parce que celle des femmes augmente.
Cette cohorte a donné lieu à plus de 100 publications scientifiques. Quelles connaissances en ont émergé?
On observe des biais de perception: les gens ont tendance à surestimer la consommation d’alcool chez les autres, ce qui les amène à penser que la norme est plus élevée que ce qu’elle est en réalité. Ils se permettent ainsi de boire davantage. Il y a aussi une tendance à banaliser les excès d’alcool. Lorsqu’on compare les addictions avec substances (alcool, par ex.) ou sans substances, on constate que les profils de risque sont similaires. Les personnes concernées par l’une ou l’autre de ces formes d’addiction ont plus de problèmes avec leurs parents, leur famille, leurs copains, et ont subi des traumatismes durant l’enfance. On voit aussi que l’impact de la consommation de substances sur le fonctionnement cérébral est d’autant plus important que le cerveau est encore en développement (chez les 15-19 ans). A long terme, le cerveau se mue en «cerveau alcoolique». On a aussi observé qu’une consommation précoce (vers l’âge de 13 ans) de cannabis augmente le risque de consommer plus tard des drogues dures. Quant à l’e-cigarette, les études montrent que la majorité des personnes qui l’utilisent cumulent tabac classique et vapotage.
Quels enseignements tirer de ces observations?
Pour l’alcool par exemple, le risque est présent très tôt, à l’adolescence déjà. Si on veut espérer un changement de comportement, il est impératif d’intervenir de manière précoce, avant l’âge de 19 ans. Si la personne construit une vie stable (travail, couple, famille, enfants), il y a l’espoir que sa consommation diminue dans le temps.
Qu'est-ce qui peut conduire à l'addiction?
En général, la survenue d’un traumatisme (divorce, perte d’un enfant, traumatismes cérébraux, handicaps corporels, etc.) ou des troubles psychiques (dépression, troubles de la personnalité, etc.) sont des facteurs de risque, de même que la présence de problèmes d’alcool dans la famille. Pour une prévention efficace et ciblée, il faut tenir compte de ces facteurs individuels. Chez les jeunes, les parents ont par ailleurs un rôle essentiel à jouer. Une récente enquête (Health Behaviour in School-aged Children) met en évidence que dialoguer avec ses enfants, s’intéresser à ce qu’ils font, savoir où et avec qui ils sortent, les protège des addictions.
L’addiction est un mal au long cours… il faut souvent des années pour s’en sortir.
Il y a des traitements efficaces. Malheureusement, ils parviennent souvent beaucoup trop tard dans la vie des personnes, quand elles ont déjà 35, 45, voire 55 ans. Elles ont alors des années de consommation derrière elles. Dans ces conditions, il est très difficile d’arrêter. On sait par ailleurs que seule une personne sur dix qui aurait besoin d’un traitement se soigne.
Qu'existe-t-il en matière de traitement?
Il y a quelques médicaments efficaces qui aident à diminuer la consommation. Plus que l’abstinence totale, souvent difficile à atteindre malgré la volonté d’arrêter, on vise une diminution des risques, par le biais d'une consommation contrôlée. Dans le cas de la toxicomanie par exemple, le traitement à base d’héroïne propre, produite dans de bonnes conditions sanitaires, aide à la survie. Ce type d’approche a été amené en Suisse dans les années septante. Quelques bénéficiaires ont atteint aujourd’hui l’âge de 70 ans, ce qui paraissait à l’époque inespéré. On compte une vingtaine de centres en Suisse. Ces personnes sont toujours dépendantes, mais elles ne passent plus leur temps à chercher leur dose. Elles se stabilisent et vont vraiment mieux.
Comment améliorer la prévention?
Les gens en ont marre d’entendre que l’alcool, le tabac, etc. sont dangereux. Ethiquement, il faut continuer à le faire, mais il y a peu d’effet préventif. Pour que les campagnes de prévention dans les médias soient réellement efficaces, il faudrait en faire beaucoup plus, en raison de la publicité pour la cigarette et l’alcool. L’industrie intervient aussi beaucoup dans les réseaux sociaux, de manière masquée. Si faire de la prévention n'est pas aisé, nous devons toutefois continuer à donner de l’information, notamment aux parents. Mais il est difficile d’atteindre tout le monde, et les parents qui font bien sont ceux qui s’informent déjà. C’est pourquoi il faut appliquer des mesures structurelles, comme réduire l’accès à l‘alcool par des prix dissuasifs ou des horaires de vente restreints (pas d’alcool à emporter après 20 heures), car elles sont efficaces. Elles doivent être associées à de l’information et de l’éducation.
La prochaine étape de notre travail avec la cohorte consiste à trouver comment intervenir auprès des jeunes de 19 ans. L’Organisation mondiale de la santé a publié de nombreuses mesures dont l’efficacité a été prouvée : réduction de l’accessibilité des produits, augmentation du prix, interdiction de la publicité – surtout aux abords des écoles –, introduction du paquet neutre pour le tabac, ne pas véhiculer des images montrant des jeunes qui ont du plaisir à consommer… Nous devons influencer les politiques pour qu’ils les appliquent
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Paru dans Planète Santé magazine N° 37 – Mars 2020
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