Grossesse: une femme peut-elle boire de l'alcool? Si oui combien?
Depuis longtemps, l’affaire semblait entendue et personne n’osait soulever la question. C’est en 1968 que le pédiatre français Paul Lemoine décrivit pour la première fois ce qui allait s’appeler le syndrome d’alcoolisation foetale .On désigne ainsi l’ensemble des symptômes et des anomalies (souvent graves) dues à la consommation (importante ou très importante) d'alcool par la future mère pendant sa grossesse. La toxicité de cette molécule cause en effet des perturbations plus ou moins graves dans le développement des organes du fœtus. Selon les organes affectés et selon les quantités d’alcool ingérées, on peut observer différentes malformations et déficiences intellectuelles chez les enfants. Ces derniers présentent ainsi souvent des troubles du comportement et des altérations des traits du visage.
Depuis 1968, ces observations ont été amplement confirmées dans différents pays où l’alcoolisme sévit sur un mode chronique. Elles ont aussi progressivement conduit les autorités sanitaires à recommander de manière de plus en plus pressante l’abstinence absolue chez les femmes enceintes. C’est ainsi que sont apparues des campagnes de prévention basées sur le thème de l’objectif «zéro alcool pendant la grossesse». Etre enceinte imposait l’abstinence, un message décliné de diverses formes y compris parfois sous la forme de logos présents sur les étiquettes de boissons alcooliques. On verra ici, à titre d’exemple, ce qu’il peut en être en France.
Faut-il aujourd’hui remettre en cause tout ce mouvement de prévention? Faut-il autoriser les futures mères à boire de l’alcool dans les mois qui précèdent l’accouchement? Si oui à quelles doses? Existe-t-il un seuil en dessous duquel les risques pour les futurs enfants disparaissent? Plus difficile encore: faut-il considérer qu’une consommation de faibles doses pourrait, chez certaines femmes, être de nature à mieux vivre sa grossesse?
Hier déplacées, ces questions doivent désormais être posées avec la publication d’une étude aux conclusions assez provocatrices dans l’édition de juin du British Journal of Obstetrics and Gynaecology (BJOG). Cette étude a été financée par les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) des Etats-Unis. Elle a été dirigée par le Kesmodel (Section d'épidémiologie, Université d'Aarhus et département de gynécologie et d’obstétrique de l’hôpital universitaire d’Aarhus, Danemark). Elle suggère que, globalement, il n'y aurait aucun effet négatif observable lié à une consommation hebdomadaire d’alcool à des niveaux faibles ou modérés. Mais encore?
L’analyse des auteurs de cette publication porte sur les données recueillies auprès de 1628 femmes danoises, enceintes, recrutées entre 1997 et 2003. Ces données ont été établies lors de leurs visites prénatales puis complétées par la suite auprès de leurs enfants. Ces femmes ont été interrogées sur leurs habitudes de consommation alcoolique en début de grossesse puis à la mi-grossesse. En fonction de leurs réponses, elles ont été réparties en quatre groupes : les abstinentes, celles consommant de 1 à 4 verres par semaine, entre 5 à 8 verres et 9 verres ou plus par semaine. Des données ont été recueillies également sur les épisodes de consommation excessive (soit de 5 verres en une seule occasion). On entend ici par «verre» une consommation standardisée notamment par l’OMS. Elle correspond à environ 10 grammes d’alcool pur présents dans un seul verre et permet de distinguer les personnes devenues dépendantes à l’alcool de celles qui ne le sont pas.
Dans cette étude, la moyenne d'âge de la future mère au moment de la grossesse était d’environ 31 ans. La moitié des femmes étaient enceintes pour la première fois. Elles étaient, d’autre part, 12% à être célibataires et près d'un tiers ont déclaré avoir consommé du tabac pendant leur grossesse.
Surprise: globalement, les chercheurs expliquent ne pas avoir trouvé d’association statistiquement significative entre la consommation moyenne d'alcool par semaine et le développement neurologique des enfants à l’âge de 5 ans. Seule l'une des analyses parvient à identifier une association significative entre d’une part la consommation des femmes du groupe «9 verres ou plus par semaine» et un risque supérieur à la normale pour l'enfant ; celui de présenter un faible niveau de son «attention générale». On peut également mettre en lumière une association entre le groupe «9 verres ou plus par semaine» et un risque accru de QI (et de QI verbal) faible chez l’enfant.
En conclusion: pas d’association significative entre d’une part une consommation «faible à modérée» d'alcool par la femme enceinte ou une consommation excessive («plus de 5 verres» en une seule occasion hebdomadaire) au début ou à mi-grossesse et, d’autre part, le développement neurologique des enfants de cinq ans.
Prudence toutefois: les caractéristiques statistiques de cette étude («échantillon» de taille relativement réduite et «intervalles de confiance» très larges) laissent craindre qu’elle n’ait pas eu la puissance nécessaire pour détecter des effets subtils d’une consommation alcoolique modérée sur le développement neurologique de l’enfant. Des recherches complémentaires sont donc nécessaires pour en confirmer les résultats. Elle ne saurait à elle seule autoriser la levée des précautions aujourd’hui officiellement recommandées. Elle ne saurait surtout pas être utilisée par les fabricants des boissons alcooliques à des fins d’incitation indirecte à la consommation.
Ces données doivent être replacées dans un cadre plus général. Plusieurs recherches récentes convergent pour dire que la proportion de femmes jeunes consommatrices d’alcool augmente dans les pays industriels de même que de nombreuses femmes enceintes ne respectent pas les messages sanitaires les concernant. Ces résultats coïncident d’autre part avec une étude de l’Université de Boston publiée dans le Journal of Study on Alcohol and Drugs. Elle conclut (en dehors de la grossesse) que boire, modérément (soit de 1 à 3 verres de boissons alcooliques par semaine) aiderait à ressentir une certaine «qualité de vie», qualité supérieure à celle procurée par l’abstinence. Ces résultats ont été obtenus sur un échantillon de 5.404 Canadiens âgés de 50 ans et plus. Des évaluations répétées durant une période de quatorze ans ont permis aux auteurs de classer les participants en fonction des changements dans leurs habitudes de consommation et d’identifier les buveurs modérés persistants.
Les enquêteurs concluent en substance que les buveurs modérés réguliers ont des niveaux de qualité de vie en moyenne supérieur que les abstinents et que la poursuite d’une consommation modérée n’impacte pas significativement l’évolution de cette qualité de vie. Question: peut-on ainsi mettre si facilement en rapport une notion aussi complexe que la «qualité de vie» avec la seule consommation (modérée) d’alcool?