Modifier le génome, un jeu d’enfant
Six millions de dollars! C’est le montant du Prix de la percée 2015 en sciences de la vie, récompense créée par les fondateurs de Google et de Facebook, qui a été décerné aux co-inventrices d’un nouvel outil de biologie moléculaire, nommé «CRISPR-Cas9». C’est dire l’engouement que suscite ce «scalpel de la génétique», qui a d’ailleurs reçu de nombreuses autres distinctions prestigieuses. Il est vrai que cette technique permet de modifier rapidement et facilement le génome – humain, animal, végétal, bactérien ou autre – et qu’elle met le génie génétique à la portée de tous les laboratoires. Avec, à la clé, l’espoir de traiter de nombreuses maladies.
CRISPR-Cas9: ce nom barbare est entré dans le vocabulaire quotidien des généticiens. Il a d’ailleurs déjà inspiré les scénaristes de la fameuse série de science-fiction «XFiles», qui y voient une innovation héritée… des extraterrestres. En fait, cette avancée est purement humaine, et on la doit à deux microbiologistes, l’Américaine Jennifer Doudna (de l’Université de Californie) et la Française Emmanuelle Charpentier (qui travaillait alors à l’Université suédoise d’Umeå). Elle est le fruit de recherches, purement fondamentales, visant à comprendre comment les bactéries se défendent contre leurs prédateurs, les virus. Il y a une trentaine d’années, des biologistes japonais avaient découvert dans le génome de micro-organismes de curieuses séquences répétitives d’ADN, qui ont par la suite été nommées «CRISP». Quelques travaux et années plus tard, Jennifer Doudna et Emmanuelle Charpentier ont compris le fin mot de l’histoire. CRISP sert de guide à une enzyme, Cas-9, qui tue le virus en découpant son génome en des sites particuliers. Les deux femmes ont alors décidé de détourner ce mécanisme pour faire de l’attelage CRISPR-Cas9 un outil utilisable pour sectionner n’importe quel génome.
La publication de leurs résultats dans la revue Science, en 2012, a fait l’effet d’une bombe dans le monde des biologistes. «C’est tombé du ciel», constate Stylianos Antonarakis, responsable du département de médecine génétique et développement à l’Université de Genève (UNIGE) et du service de médecine génétique des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Le chercheur n’hésite d’ailleurs pas à qualifier de «révolutionnaire» cet outil que, comme la plupart de ses collègues, il appelait de ses vœux.
CRISPR-Cas9 suscite d’étranges scénarios
Les chercheurs ne manquent pas d’idées pour tirer parti de CRISPRCas9, et notamment pour utiliser ce nouvel outil afin de modifier facilement le génome de divers organismes vivants. Florilège, non exhaustif, de quelques-unes de leurs cogitations.
- Des scientifiques australiens proposent de modifier génétiquement des poules, afin que leurs œufs soient dénués des protéines qui provoquent des allergies chez certains enfants.
- Des biologistes californiens envisagent de manipuler des moustiques pour leur conférer un gène de résistance au paludisme, à la dengue ou à d’autres maladies qu’ils transmettent.
- Le patron d’une entreprise de biotechnologie de San Francisco espère rendre les abeilles plus résistantes aux maladies. A cette fin, il aimerait leur transférer des gènes appartenant à d’autres espèces d’hyménoptères ayant un comportement très hygiénique qui les protège des pathogènes.
- Sans oublier ce chercheur du Massachusetts qui projette de transformer des éléphants indiens en voie de disparition en… mammouths laineux, ou au moins en éléphants résistants au froid qui pourraient être élevés dans une réserve en Sibérie où ils auraient de l’espace pour vagabonder.
Tous ces objectifs ne sont pas encore techniquement réalisables. C’est heureux, car la prudence s’impose. Certains experts s’alarment déjà de l’impact que de tels animaux modifiés pourraient avoir sur l’environnement.
Véritable couteau suisse
Cette technique est aux généticiens ce qu’un logiciel de traitement de texte est aux gens qui écrivent. Elle permet de faire à l’envi des copier-coller dans le patrimoine génétique et de corriger les fautes d’orthographe qui rendent les gènes défectueux. Avec CRISPRCas9, on peut en effet détecter une séquence particulière d’ADN et la couper avec précision afin «d’introduire des mutations sur un site spécifique», explique Stylianos Antonarakis. Ou agir sur l’expression d’un gène (c’est-à-dire sur la quantité de protéines dont il induit la production) que l’on peut «activer ou inhiber», ce qui, en génétique, se dit: «allumer ou éteindre». On encore «changer l’environnement d’un gène dans une région intervenant dans sa régulation». Bref, avec ce scalpel de la génétique, les biologistes disposent d’un outil à (presque) tout faire. Ce n’est pas pour rien qu’on l’a comparé à un couteau suisse. Son principal intérêt tient à sa simplicité d’utilisation et à sa rapidité d’action. Auparavant, les chercheurs étaient déjà capables de modifier le génome d’organismes vivants, mais «il leur fallait des mois, souligne le généticien de l’UNIGE. Aujourd’hui, cela ne prend que quelques semaines.» Leur tâche est donc considérablement simplifiée.
Créer des animaux modèles
Dans ces conditions, on comprend que de nombreux biologistes du monde entier se soient déjà emparés de ce nouvel outil. Ils l’utilisent pour connaître la fonction d’un gène. Ou encore pour introduire des gènes humains mutés dans le génome d’un animal modèle, afin «de mieux comprendre le mécanisme d’une maladie, précise Stylianos Antonarakis. Cette connaissance est indispensable pour élaborer de nouvelles thérapies ciblées.» On attend aussi beaucoup de cette technique dans le domaine de la thérapie génique, qui vise à traiter certaines maladies génétiques en remplaçant le gène défectueux par son équivalent sain. Les premières pathologies visées sont celles de l’œil, du sang ou du foie, car il est facile d’introduire des CRISPRCas9 dans ces tissus. Des expériences préliminaires ont d’ailleurs déjà été faites pour traiter des souris atteintes d’hémophilie (trouble de la coagulation sanguine) et leur résultat suscite «un très bel espoir», commente le généticien. Et la liste des applications potentielles ne s’arrête pas là. En la matière, les chercheurs font preuve d’une imagination débordante et certains d’entre eux ont même des idées farfelues (lire encadré). Outre les éventuels problèmes éthiques qu’elle peut soulever (lire l’interview), la méthode a encore des limitations techniques. Certains gènes «sont plus difficiles que d’autres à ôter du génome ou à introduire dans celui-ci», constate le spécialiste. Par ailleurs, la technique n’est pas toujours très spécifique et elle risque d’introduire des mutations à des endroits non désirés de l’ADN. Toutefois, l’outil est très récent et de nombreuses équipes s’attachent à l’améliorer en modifiant ses deux composants, afin de le rendre plus fiable et encore plus rapide. «Je suis persuadé que dans deux ou trois ans, on aura un système beaucoup plus efficace qu’aujourd’hui», prédit Stylianos Antonarakis. Autant dire qu’il vaut mieux retenir le terme CRISPR-Cas9, car on n’a pas fini d’en entendre parler.
«Cette technologie ne crée pas de nouveaux problèmes éthiques»
Quatre questions à Alex Mauron, professeur honoraire de bioéthique à l’Université de Genève.
Avec CRISPR-Cas9, modifier le génome devient facile. Cela fait peur, non?
On présuppose souvent qu’une nouvelle technologie pose obligatoirement un nouveau problème éthique, sans penser qu’elle pourrait au contraire en résoudre un. Une grande partie des arguments avancés contre les modifications génétiques (qu’elles portent sur le génome humain ou sur la production d’OGM) reposait sur le fait que le procédé était trop imprécis pour être suffisamment fiable et sûr. Or CRISPR-Cas9 répond, dans une très grande mesure, à ces objections. Cet outil ne pose donc pas de question nouvelle; au contraire, il contribue à résoudre des problèmes anciens. Cela signifie aussi que certains adversaires de cette technologie devront sortir du bois et admettre qu’ils sont contre toute modification du génome, par principe et non pas au nom de risques que cette technologie implique.
Le principal danger évoqué est toutefois la manipulation des cellules germinales (de la reproduction), car les changements génétiques seraient alors transmis aux générations suivantes.
Effectivement, mais c’était déjà possible auparavant et CRISPR-Cas9 ne change pas la situation. Pour ma part, je suis assez réservé quant aux interventions sur les cellules germinales, mais pour les mêmes raisons qu’auparavant: je n’y vois pas d’intérêt.
On évoque aussi la possibilité pour des parents de modifier des embryons pour avoir des «bébés sur mesure», par exemple avec des yeux bleus ou un Q.I. élevé.
C’est un autre volet du problème, qui concerne les interventions sur le génome à des fins non thérapeutiques. On peut effectivement se demander si la vocation de la médecine est de faire de la «génétique esthétique». Cela dit, il y a un grand obstacle sur le plan pratique: le lien entre le génome et les traits que vous évoquez est très compliqué et l’identification de cibles génétiques permettant de faire ce type de modification est encore très spéculative.
Outre le génome humain, des biologistes envisagent déjà de modifier celui d’animaux très variés (lire encadré). Qu’en pensez-vous?
Tout dépend des applications concrètes que l’on vise. Les plus intéressantes sont celles qui concernent la santé publique, comme la modification de populations de moustiques qui transmettent le parasite de la malaria. L’idée est très prometteuse, mais les insectes étant destinés à être relâchés dans la nature, il faut être sûr de son coup, ce qui demande beaucoup de recherches préalables. C’est là qu’il y a, à mon sens, un problème éthique qui mérite discussion.