«La médecine personnalisée, ce n’est pas le futur, mais le présent»
Bio express
1977 : Naissance à Ambilly, France.
2001 : Diplôme en médecine de l’Université de Genève (UNIGE).
2008 : Doctorat en pharmacogénomique et Prix de la meilleure thèse médicale de la Faculté de médecine de l’UNIGE.
2015 : Médecin adjointe au chef de service en pharmacologie et toxicologie clinique des HUG.
2019 : Responsable de l’Unité de pharmacogénomique et de thérapies personnalisées des HUG.Vice-présidente de la Commission cantonale d’éthique de la recherche du canton de Genève.Présidente de division clinique de la Société internationale de pharmacologie clinique et déléguée de liaison à l’OMS.
2020 : Nommée professeure à la Faculté de médecine de l’UNIGE.Présidente de la Société suisse de pharmacogénomique et thérapie personnalisée.
Après avoir obtenu votre diplôme de médecine, vous vous êtes spécialisée en médecine interne, puis en pharmacologie et toxicologie cliniques. Pourquoi cet intérêt pour les médicaments?
Pre Caroline Samer : Mon intérêt s’est porté vers la pharmacologie clinique parce que c’est une discipline à la fois scientifique et médicale, qui a des applications directes auprès des patients. En outre, elle est transversale et très variée: elle va des molécules à l’utilisation des médicaments, tout en comportant des volets politiques et sociaux. Elle est aussi à l’interface entre différentes sciences de base et entre diverses spécialités médicales cliniques. Enfin, c’est un domaine très innovant dans lequel on assiste sans cesse à de nouvelles découvertes.
Peut-on dire que votre travail vise à comprendre l’action des médicaments et leurs effets indésirables?
D’une manière très générale, il consiste à comprendre pourquoi certains traitements sont inefficaces ou toxiques, ainsi qu’à promouvoir un usage rationnel et sûr des médicaments. L’objectif est de pouvoir donner le bon médicament à la bonne dose au bon patient, en tenant compte aussi des impératifs économiques liés au traitement.
L’un des moyens d’y parvenir est de faire appel à la pharmacogénomique. De quoi s’agit-il?
C’est le fruit de la rencontre entre la pharmacologie et la génétique. On étudie l’influence des variations génétiques d’un individu sur la façon dont il répond aux médicaments.
Cela signifie qu’en fonction de ses gènes, chacun réagit à sa manière à un traitement?
En effet. La plupart du temps, dans les phases précoces de développement d’un médicament, on définit une dose qui est efficace chez des volontaires en bonne santé, puis on teste le traitement chez des patients. Certes, on tient compte de divers facteurs de variabilité, comme l’âge ou certaines comorbidités, mais on ne prend pas assez en considération les facteurs génétiques. Pourtant, ils influencent aussi grandement la réponse aux traitements. On estime que. Ce n’est pas rien.
Est-ce que cela veut dire qu’il faudrait adapter les doses en fonction du génome de chacun?
C’est en effet une possibilité. Il y a déjà des médicaments pour lesquels on peut adapter la dose en fonction de certaines variations génétiques et d’autres qu’il ne faudrait pas prescrire à certaines personnes.
Quel est le rôle des gènes dans l’affaire? Ce sont eux qui font que nous métabolisons –transformons, en quelque sorte– plus ou moins bien un médicament?
Prenons l’exemple de la codéine (prescrite contre la toux et les douleurs) qui, dans notre organisme, est transformée en morphine par une enzyme, le cytochrome P450 P2D6 (CYP2D6). Certaines personnes sont des métaboliseurs normaux, d’autres ultra-rapides (leur enzyme fonctionne trop rapidement), lents (leur enzyme fonctionne trop lentement) ou intermédiaires (leur enzyme n’est pas entièrement fonctionnelle). Si l’on est métaboliseur ultra-rapide, on transforme la codéine en trop de morphine, ce qui engendre un risque de toxicité qui peut être sévère. C’est la raison pour laquelle la codéine est contre-indiquée en pédiatrie. Un nouveau-né est décédé au Canada parce que sa mère avait pris de la codéine et l’avait métabolisée ultra-rapidement, ce qui fait qu’elle avait une grande quantité de morphine dans son lait. À l’inverse, les métaboliseurs lents ne transforment pas la codéine en morphine et, chez eux, le médicament n’a pas d’effet.
Peut-on prédire, sur la base de nos gènes, quel métaboliseur nous sommes?
Oui. Chez les individus qui sont des métaboliseurs lents, le gène qui code pour le CYP2D6 est absent ou contient deux mutations, ce qui fait qu’il ne s’exprime pas. En conséquence, le cytochrome en question est absent ou ralenti. Alors que les métaboliseurs rapides, eux, sont porteurs de plusieurs copies supplémentaires de ce gène. Nous disposons maintenant de tests qui nous permettent de prédire le métabolisme sur la base de notre profil génétique.
Mais nos gènes sont-ils les seuls responsables de la façon dont nous métabolisons les médicaments?
Non, c’est bien là la subtilité. Certains facteurs liés à l’environnement et au mode de vie entrent en ligne de compte, comme l’alimentation, la consommation d’alcool ou de tabac, ainsi que certains médicaments ou produits phytothérapeutiques. Les antidépresseurs, par exemple, sont des inhibiteurs du cytochrome P 450 P2D6. Si un métaboliseur rapide en consomme, il voit son métabolisme ralenti. C’est l’inverse pour le millepertuis. Ce produit phytothérapeutique accélère l’activité d’une autre enzyme et transforme en métaboliseur rapide, ce qui peut par exemple rendre la pilule contraceptive inefficace. C’est pour cette raison que nous avons développé dans notre laboratoire un test, nommé le «Geneva Cocktail». Grâce à lui, on peut réellement mesurer, à un instant précis, l’activité des enzymes d’une personne en tenant compte non seulement de l’impact de ses gènes, mais aussi de l’influence de son mode de vie et de ses facteurs environnementaux.
Ce «Geneva Cocktail» est-il déjà utilisé en pratique?
Oui. Lorsqu’un patient présente des effets indésirables après avoir pris un médicament ou qu’il ne répond pas à son traitement, nous lui proposons de faire ce test dans notre Unité de pharmacogénomique et de thérapies personnalisées aux HUG. Les résultats sont notamment transférés sur une carte en plastique, du format carte de crédit, qui indique d’un côté le type de métabolisme pour différentes enzymes et, de l’autre, les médicaments pour lesquels une vigilance s’impose. La personne peut ainsi montrer cette carte à son médecin, mais aussi à son pharmacien quand elle achète des médicaments.
Tous les médicaments sont-ils concernés?
L’ensemble des médicaments n’a pas encore été cartographié, mais nous pouvons déjà faire des recommandations pour 150 d’entre eux. Il s’agit de produits pharmaceutiques fréquemment prescrits notamment en cardiologie, psychiatrie, oncologie et infectiologie.
La pharmacogénétique permet donc d’adapter un traitement médicamenteux à chaque patient. C’est de la médecine personnalisée…
C’est vrai. On entend souvent dire que la médecine personnalisée, aussi appelée « de précision », c’est le futur. Mais pour nous, médecins pharmacologues, c’est déjà le présent. Nous pouvons réellement individualiser les traitements en fonction du patrimoine génétique d’une personne et nous disposons de tests de routine en clinique qui nous permettent déjà d’atteindre cet objectif.
À l’avenir, que peut-on attendre de cette discipline?
Actuellement, nous pratiquons ces tests a posteriori, une fois que les patients ont suivi leur traitement sans y répondre pendant plusieurs semaines ou après avoir ressenti des effets indésirables. À l’avenir, il faudrait pouvoir analyser chez chaque individu, de façon beaucoup plus large et précoce, les principaux gènes permettant de prédire ses réponses aux médicaments. Chacun pourrait ainsi disposer d’une sorte de «passeport pharmacogénétique» qui lui éviterait d’être exposé à des médicaments auxquels il réagirait de manière inadéquate.
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Paru dans Planète Santé magazine N° 40 – Mars 2021