Des tranquillisants pas si innocents
A force, le geste est devenu une habitude. Depuis des années, Jacques prend chaque soir un somnifère pour s’assurer d’une bonne nuit de sommeil. Jeanne, elle, ne sort pas sans sa boîte de tranquillisants dans son sac à main, au cas où. Ces exemples ne sont pas isolés. Les seniors sont de grands consommateurs de benzodiazépines (ou molécules apparentées), des médicaments utilisés contre l’anxiété et l’insomnie ou lors d’un sevrage alcoolique, notamment. La prévalence de la consommation dans cette classe d’âge se situe entre 12 et 32%, et peut atteindre 57 à 59% chez ceux souffrant de troubles psychiatriques.
Le risque de dépendance est bien réel
La dépendance aux benzodiazépines survient lorsqu’on ne peut plus s’en passer, et lorsque des symptômes de sevrage apparaissent après l’arrêt de la prise. Selon la molécule et sa durée de vie d’action (temps qu’il faut à l’organisme pour détruire la molécule dans le sang), les symptômes de manque surviennent au bout de deux à trois jours, voire après cinq à sept jours. On parle de phénomène «rebond»: «Les difficultés pour dormir sont plus grandes et l’état anxieux plus important qu’avant le traitement. Le syndrome de manque se traduit par de l’agitation, une grande anxiété et de l’irritabilité», illustre la Doctoresse Estelle de Pélichy. L’interruption d’un tel traitement est néanmoins possible. Et elle serait même importante, selon un article récent paru dans la «Revue médicale suisse»* où on peut lire que le risque de conséquences funestes lié à une thérapie à long terme est plus élevé que celui lié à la suspension de la thérapie elle-même. «La nécessité d’arrêter le traitement doit être discutée au cas par cas, selon l’âge du patient et son espérance de vie, les risques et les bénéfices attendus d’un tel arrêt», conclut la psychiatre.
Traitement inadéquat dans un tiers des cas
Les études cliniques montrent en effet que leur prescription augmente avec l’âge et qu’elle se fait bien souvent en dehors des indications reconnues. Les benzodiazépines sont indiquées pour un nombre restreint de troubles psychiatriques mais, dans les faits, ce sont les médicaments psychotropes les plus couramment prescrits chez les personnes âgées, lit-on en substance dans la «Revue médicale Suisse»*. «Et pour cause, explique la Doctoresse Estelle de Pélichy, psychiatre de liaison spécialisée en gériatrie au Groupement hospitalier de l’Ouest lémanique (GHOL) et au Centre hospitalier universitaire vaudois (Chuv), non seulement ils sont très efficaces, mais nous avons un bon recul par rapport à ces substances, ce qui rend leur utilisation facile.» Néanmoins, les risques inhérents à une prise régulière, en particulier chez les aînés, sont réels. Une utilisation inappropriée (un tiers des cas) est en effet responsable de nombreux effets indésirables et est reconnue comme un vrai problème de santé publique. «Une grande majorité des patients âgés qui me sont adressés à l’hôpital sont concernés par une consommation problématique de ces substances», confirme la psychiatre.
Souvent, c’est le médecin de famille qui prescrit le médicament pour la première fois. Parfois, il est donné lors d’un séjour à l’hôpital. «Normalement, la prise de benzodiazépines doit être temporaire comme un soutien ponctuel. Par exemple pour diminuer l’anxiété d’un patient le temps qu’un traitement antidépresseur fasse effet», explique la doctoresse. Malheureusement, il arrive fréquemment que l’ordonnance soit renouvelée à de multiples reprises et qu’une dépendance s’installe au fil du temps. Le patient ne peut alors plus se passer de son médicament (lire l’encadré).
Effets indésirables liés à l’âge
L’autre problème réside dans le fait qu’avec l’âge le métabolisme change et les effets secondaires deviennent plus fréquents. «Les médicaments mettent plus de temps pour agir et pour être éliminés par l’organisme car les organes métabolisent les traitements plus lentement», explique la Doctoresse Estelle de Pélichy. Pour compliquer les choses, la personne âgée souffre souvent de plusieurs pathologies concomitantes et est amenée à prendre plusieurs traitements à la fois, ce qui multiplie le risque d’interactions médicamenteuses et donc d’effets secondaires.
Les conséquences d’une utilisation inappropriée des benzodiazépines sont loin d’être anodines: chute avec risque de fractures, apparition ou aggravation de troubles cognitifs (démences, troubles de la mémoire), délires, insuffisance respiratoire, diminution du tonus musculaire, somnolence, accidents de la route, etc. Pour éviter ces risques, il est essentiel de faire le point avec son médecin et de trouver d’autres solutions si les troubles pour lesquels le médicament a été initialement prescrit persistent.
Les seniors, des patients à risque
TRANCHES DE VIE | L’Institut national de l’âge américain (National institut of aging) distingue plusieurs catégories de personnes âgées: les jeunes âgés (de 65 à 75 ans), les âgés (de 75 à 85 ans) et les très âgés (85 ans et plus). Les jeunes âgés sont généralement actifs et en bonne santé. A partir de 75 ans, les premiers effets du vieillissement apparaissent. Au-delà de 85 ans, les personnes entrent dans une période de fragilité, où la moindre perturbation peut avoir des conséquences majeures.
BONNES PRATIQUES | La Société suisse de médecine interne générale émet des mises en garde pour une bonne pratique hospitalière. Dans son «top 5», elle recommande de ne pas utiliser de benzodiazépines ou autres sédatifs-hypnotiques chez les personnes âgées pour le traitement de l’insomnie, de l’agitation ou d’un état confusionnel aigu et d’éviter leur prescription à la sortie de l’hôpital. Des études à grande échelle montrent que le risque d’accidents de la route, de chutes et de fractures de la hanche nécessitant une hospitalisation et entraînant la mort peut plus que doubler chez les personnes âgées prenant des benzodiazépines ou d’autres sédatifs-hypnotiques. L’utilisation de ces remèdes devrait donc être réservée à certaines situations spécifiques (sevrage alcoolique, troubles anxieux généralisés sévères) lorsque les autres traitements sont inefficaces.
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Références :
- *«Benzodiazépines chez les patients âgés: le côté sombre d’une pilule magique», Rosaria Del Giorno, Alessandro Ceschi, Luca Gabutti, RMS, 2017.
- Paru dans le Quotidien de La Côte, le 08/03/2017.