Ecouter son cœur pour prévenir la fatigue
A plat, vidé, H.S., au bout du rouleau. En cette saison, la fatigue n’épargne pas grand monde. Mais, bonnes résolutions obligent, vous avez décidé de réagir. Désormais, sitôt le réveil éteint, vous installez votre sangle de cardio-fréquencemètre, vous lancez votre appli et restez immobile quelques minutes en attendant que le verdict s’affiche sur l’écran de votre smartphone. Comme des dizaines de milliers de personnes dans le monde, vous êtes maintenant adepte de l’analyse VFC (variabilité de la fréquence cardiaque). Un paramètre qui pourrait permettre d’en apprendre beaucoup sur son état physique et psychique, de prévenir la fatigue et d’y remédier de manière individualisée. La start-up lausannoise be.care a d’ailleurs été sélectionnée pour représenter la Suisse en janvier dernier au plus grand salon mondial de technologie grand public, le mythique CES de Las Vegas, pour y présenter son appli InCorpus qui propose une telle mesure.
Le cœur, reflet du système nerveux
A quoi correspond concrètement cette variabilité? Une fréquence cardiaque à 60 battements par minute ne signifie pas qu’un battement se produit toutes les secondes exactement. La lecture d’un tracé d’électrocardiogramme montre bien que la durée des battements cardiaques varie de quelques millisecondes. La VFC est la variabilité de l’intervalle entre deux ondes R – plus cette valeur est grande, mieux c’est! «L’activité cardiaque est utilisée en tant que reflet du fonctionnement du système nerveux autonome. Celui-ci est crucial pour l’organisme dont il régule les fonctions non-conscientes, des sécrétions hormonales à la digestion en passant par les battements cardiaques», explique Grégoire Millet, professeur à l’Institut des Sciences du Sport de l’Université de Lausanne (ISSUL). Mesurer la variabilité des battements du cœur permet donc de mettre le doigt sur les dysfonctions du système nerveux autonome (SNA) qui peuvent être à l’origine de fatigues plus ou moins chroniques.
Ce système agit comme un chef d’orchestre sur nos fonctions vitales via deux branches: parasympathique et sympathique. La première est en charge du maintien des différentes fonctions de l’organisme à l’état de repos (homéostasie) alors que la seconde assure la réponse aux situations de stress auxquelles est confronté l’individu. La fonction cardiaque est influencée par ces deux branches du SNA et la mesure de la VFC constitue un outil non-invasif pour évaluer la part de chaque système, les éventuels déséquilibres, et l’impact sur l’état de forme.
«Dans les années 1990, de nombreuses études se sont intéressées aux patients atteints de maladies cardiovasculaires. Depuis une vingtaine d’années, la VFC est aussi devenue un sujet de recherche pour plusieurs groupes en sciences du sport», précise Grégoire Millet qui a publié de nombreux travaux sur la VFC, en collaboration notamment avec le chercheur français Laurent Schmitt, autre pionnier du sujet. Leurs études ont permis de montrer l’intérêt de cette donnée pour objectiver et prévenir la fatigue chez les athlètes de haut niveau. «J’ai découvert la VFC en 2007 et je l’ai utilisée depuis avec des sportifs professionnels de différentes disciplines. C’est une aide à la décision précieuse qui m’a permis de mieux gérer les épisodes de fatigue de certains athlètes et d’éviter que l’on bascule dans une fatigue chronique, voire un surentraînement», illustre Olivier Bolliet, préparateur physique de l’équipe de France de snowboard cross.
Mais le monde du sport amateur s’est lui aussi emparé de cette méthode. Billets de blog, discussions sur les forums, articles de presse spécialisée: une rapide recherche sur le web suffit à mesurer l’intérêt pour ce paramètre supplémentaire à ajouter dans l’arsenal du quantified self. «On a assisté à un développement incroyable en peu de temps de cet outil auprès du grand public», constate Grégoire Millet qui, face à cet engouement, rappelle tout de même que la VFC ne fait pour l’heure pas l’unanimité et présente des limites.
Tout est dans la mesure
Comme dans tout protocole scientifique, la qualité des mesures est cruciale. Un minimum de quatre minutes, en position couchée, est recommandé pour obtenir une analyse fréquentielle fiable. «Le mieux c’est de faire une mesure couché, le matin avant de se lever, suivie d’une mesure debout, avec une minute de stabilisation à chaque fois, préconise Grégoire Millet. Tous les matins c’est optimal, mais deux fois par semaine, c’est déjà bien!»
Si mesurer sa VFC est devenu simple comme bonjour, face au «rMSSD», «SDNN» et autres «LF/HF» que les applis à disposition du grand public affichent, possible que l’utilisateur se sente un peu démuni. «Il y a certes eu de gros progrès technologiques pour simplifier la mesure, mais c’est le traitement mathématique et l’analyse qui restent lourds», commente Cyril Besson, chargé de recherche au Centre de médecine du sport du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Il n’hésite d’ailleurs pas à parler de «jungle» pour décrire le nombre de paramètres différents que fournissent les applications dédiées à cette mesure. Pour faire son choix, le type d’analyse proposé est crucial: «Il existe deux modalités, l’analyse temporelle et l’analyse fréquentielle, rappelle Olivier Bolliet. La première n’apporte des informations que sur le système parasympathique, alors que la deuxième permet d’avoir une vision complète et de savoir quel(s) système(s) dysfonctionne(nt) pour caractériser la fatigue plus précisément». Pour les puristes, le logiciel Kubios disponible en libre accès permet de traiter ses données brutes et d’éviter l’effet «boîte noire» des applis.
Se faire épauler par un professionnel habitué à manipuler ces données reste cependant utile, au moins au début. «Je fais des mesures régulièrement depuis deux ans. J’ai utilisé Kubios puis des applications comme HRV4Training et Elite HRV, explique Martin, scientifique de formation et pratiquant d’ultra-trail. J’ai même suivi des cours en ligne, mais faire le lien entre tous les facteurs qui influencent l’activité du système nerveux autonome et les paramètres de VFC n’est pas si évident.» Services de médecine du sport et coachs sont de plus en plus nombreux à proposer des prestations pour les personnes qui souhaitent monitorer leur VFC mais n’ont pas le temps ou les connaissances pour tirer le meilleur parti des données. «Le danger est de tirer des conclusions hâtives ou de suivre ce que dit l’appli les yeux fermés. Tout l’enjeu est d’arriver à mettre les mesures brutes dans le contexte individuel, insiste Cyril Besson. La performance est un puzzle et l’entraînement n’est qu’une pièce. La situation familiale, l’hygiène de vie, le travail… tout peut entrer en compte dans l’interprétation des mesures.»
Prendre conscience pour agir
«Pour une personne qui s’entraîne deux fois par semaine, je ne suis pas certain que la VFC permette une amélioration significative de la performance, mais c’est un excellent moyen d’être plus attentif à son hygiène de vie et de mesurer l’impact de son environnement sur le fonctionnement de l’organisme», relève Olivier Bolliet. Cette mesure ne s’adresse en effet pas qu’aux sportifs et est utile pour tenter de prévenir toutes les situations d’épuisement (voir encadré). «C’était pour moi un excellent moyen d’obtenir des chiffres pour objectiver la fatigue que je ressentais et essayer de comprendre, raconte Martin. On a beau savoir qu’on tire trop sur la corde, on a souvent peur de passer pour une petite nature qui s’écoute trop. Là, on a des données pour admettre qu’on est peut-être en train de dépasser les limites, c’est important pour prendre conscience du problème.»
La fatigue n’est cependant pas une fatalité et des manières d’y remédier existent. «Il n’y a pas une fatigue mais des fatigues. Tout l’intérêt de VFC est de permettre de déterminer de quel type de fatigue la personne souffre pour lui proposer des remédiations adaptées, souligne Grégoire Millet. Par exemple, un coureur de fond qui se sent fatigué et ne ferait plus que du foncier pour s’économiser va sans le savoir alimenter un cercle vicieux s’il a une hypertonie du système parasympathique.»
La lutte contre la fatigue, comme de nombreux aspects de notre santé, est donc en train de se personnaliser. Alimentation, activité physique ciblée, bains froids, compression, ostéopathie, etc., les approches sont nombreuses mais restent souvent empiriques. Avec l’essor de cette mesure, les recherches s’intensifient et devraient permettre d’identifier les méthodes les plus pertinentes pour récupérer au mieux.
Prévenir et objectiver le burn-out
Depuis quelques années, la mesure de variabilité de la fréquence cardiaque (VFC) est aussi utilisée pour la prévention du burn-out. L’Institut de médecine du travail (IFA) propose notamment une mesure réalisée avec un électrocardiogramme classique mais sur 24 heures. «Cela permet aussi de voir comment fonctionne le système nerveux autonome (SNA) durant la nuit, et les données sont parfois loin de ce que rapportent les patients, note Patrik Hunziker, psychologue du travail, directeur Suisse romande de l’IFA. Les gens dorment suffisamment mais ne récupèrent pas. Leur système parasympathique est comme "éteint", alors que l’orthosympathique est trop activé, ce qui peut mener à terme à l’épuisement.»
Le SNA permet par définition à l’organisme de faire face. Il est donc capable de tenir longtemps, des mois, des années, avant que la rupture ne se produise. Or, plus l’érosion aura duré, plus la récupération sera longue. «Nous menons un suivi avec des personnes en burn-out. Même avec des remédiations adéquates, il faut souvent un an pour voir les paramètres s’améliorer. Sortir d’un surentraînement ou d’un burn-out peut prendre des mois, parfois des années. Il est donc primordial d’agir le plus tôt possible.»
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Paru dans Le Matin Dimanche le 17/02/2019.