La gonorrhée, une maladie qui progresse en silence
De quoi on parle?
Une épidémie de gonorrhée résistante aux antibiotiques touche actuellement le nord de l’Angleterre. Les autorités sanitaires ont déjà confirmé seize cas. En Suisse, la maladie est en recrudescence. En 2014, 1587 cas ont été recensés –dont 1 sur 20 résistant aux antibiotiques– contre 897 en 2006. Ces chiffres sous-estiment sans doute la réalité.
Les spécialistes s’inquiètent de la progression de la maladie et de l’apparition d’une nouvelle résistance aux antibiotiques.
Vous la croyiez disparue? Non, la gonorrhée –autrefois appelée «chaude-pisse»– est une infection sexuellement transmissible (IST) qui continue à se propager, et de plus belle. Car certaines souches ne répondent plus aux antibiotiques. En Grande-Bretagne, les autorités sanitaires ont en effet annoncé qu’elles enquêtaient sur une épidémie de gonorrhée résistante à l’azithromycine, un antibiotique utilisé couramment dans le traitement de la maladie. Douze cas ont été identifiés à Leeds et quatre autres dans un rayon de 60 kilomètres. Faut-il s’en inquiéter? «En elle-même, l’annonce de cette épidémie n’est pas si grave, modère le professeur Jacques Schrenzel, bactériologue aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Mais dans un contexte où la bactérie responsable de la gonorrhée accroît sa résistance à plusieurs antibiotiques, nous sommes sur une mauvaise pente.»
Ceci est d’autant plus ennuyeux que cette maladie gênante est très contagieuse et peut causer de sérieuses complications, comme l’infertilité ou des syndromes inflammatoires chroniques.
Une maladie souvent asymptomatique
La gonorrhée se propage d’autant plus facilement qu’elle est le plus souvent asymptomatique. Faute de symptômes, on peut être infecté et transmettre à son tour l’infection sans s’en rendre compte. C’est le cas pour 70% des femmes contaminées et un certain nombre d’hommes. Un «silence radio» d’autant plus fort selon l’endroit du corps infecté. Lors d’un contact sexuel, la bactérie peut se loger dans trois zones distinctes: l’appareil génital (le col de l’utérus, l’utérus et les trompes chez la femme; l’urètre chez l’homme et la femme), mais aussi la gorge ou l’anus. Or 95% des infections de ces deux sites sont asymptomatiques, prévient le Dr Matthias Cavassini, responsable de la consultation ambulatoire de maladies infectieuses du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV).
Autre problème: comme la gonorrhée est d’origine bactérienne, on ne développe pas d’immunité à son encontre, ce qui veut dire qu’on peut l’attraper plusieurs fois. D’où l’importance de faire un bilan: «En cas de diagnostic confirmé, nous demandons au patient de rechercher activement ses partenaires sexuels des 60 derniers jours, explique le professeur Schrenzel. Ils seront eux aussi dépistés et traités.» Cela permet notamment d’éviter qu’un partenaire régulier du patient, porteur de la maladie mais sans symptômes, l’infecte à nouveau.
Etre porteur de la gonorrhée, même sans symptômes, présente par ailleurs des risques à long terme. «La majorité des femmes non traitées développent une maladie inflammatoire pelvienne, prévient la doctoresse Michal Yaron, gynécologue aux HUG. Parmi celles-ci, une sur cinq devient stérile ou souffre de douleurs chroniques au bassin. Une gonorrhée non traitée augmente chez les femmes enceintes le risque de grossesse extra-utérine, d’accouchement prématuré. Le nouveau-né risque, lui, une conjonctivite.» Chez les hommes et les femmes, une infection généralisée est aussi possible (mais rare), de même que des douleurs articulaires. Une infection par le virus du sida est enfin trois à cinq fois plus probable en cas de contact si l’on souffre de gonorrhée.
Quand dépister? Et à quelle fréquence?
70% des femmes atteintes de gonorrhée –mais aussi de nombreux hommes– ignorent qu’elles sont contaminées. Dès lors, quand faut-il faire un test d’urine pour déterminer si l’on est infecté? La doctoresse Michal Yaron préconise un dépistage annuel chez les patientes de moins de 25 ans, voire plus fréquent en cas de changement de partenaire. Elle rappelle par ailleurs que les femmes en début de grossesse doivent toujours être testées.
On ne recommande pas de dépistage systématique des infections sexuellement transmissibles en Suisse, expose le Dr Matthias Cavassini, qui appelle les patients à se saisir de la question en fonction des risques qu’ils prennent. «Un dépistage annuel est un garde-fou. Mais cela dépend de la quantité de rapports non protégés: je dépiste certains de mes patients deux fois par an, d’autres pas du tout.»
Lutte contre une résistance accrue
Au vu de ces éléments, la maladie doit être rapidement prise en charge. Si des signes clairs de l’infection sont présents (écoulement laiteux de l’urètre, gland douloureux et gonflé chez les hommes; écoulements vaginaux inhabituels, douleur en urinant ou pendant les rapports sexuels chez les femmes), «on ne perd pas de temps et on traite le patient immédiatement, explique le spécialiste. On administre alors en une fois deux antibiotiques: une céphalosporine injectée et de l’azithromycine en comprimé.»
Pourquoi cette formule précise? Parce que Neisseria gonorrhoeae, la bactérie responsable de la gonorrhée, est aujourd’hui fortement résistante aux fluoroquinolones, les antibiotiques avec lesquels on la traitait il y a vingt ans. Face à l’augmentation de l’antibiorésistance, les médecins ont dû adapter leur arsenal. Des antibiotiques anciens sont à nouveau utilisés. Mais les bactéries continuent à adapter leur résistance. Avec le risque que l’on ne puisse plus, demain, soigner une simple «chaude-pisse».
Pour contrer l’action des antibiotiques, les bactéries utilisent plusieurs stratégies, explique le chercheur (voir infographie). Elles peuvent muter et rendre inopérant un médicament en modifiant la cible qu’il vise. Elles produisent parfois des enzymes qui détruisent l’antibiotique. Enfin, certaines bactéries possèdent des pompes actives pour expulser les substances produites par les antibiotiques. Cela semble être la parade principale de Neisseria gonorrhoeae.
La gonorrhée n’est de loin pas la seule maladie concernée par une augmentation de l’antibiorésistance, détaille le Pr Patrick Linder, microbiologiste à l’Université de Genève. «La tuberculose infecte un tiers de la population mondiale et l’on voit sa résistance augmenter. Après la multirésistance, la capacité de résister à plusieurs antibiotiques, on parle désormais d’ultrarésistance pour certaines souches. Autre tendance très forte, les bactéries Gram-négatives comme E. coli ou les Klebsiella résistent désormais aux antibiotiques de la famille des carbapénèmes. On n’a ainsi quasi plus de traitement à leur opposer.»
Une résistance aux antibiotiques contagieuse
Les bactéries sont capables de se transmettre les unes aux autres la capacité de résister à un antibiotique. En réalité, ce qu’elles échangent, c’est l’information génétique qui va occasionner cette résistance, détaille le professeur Patrick Linder. Trois stratégies différentes peuvent être mises en œuvre:
La transformation, fréquente chez la famille de Neisseria gonorrhoeae. Certaines bactéries mortes libèrent leur ADN dans l’environnement. D’autres l’intègrent à leur code génétique.
La conjugaison, une sorte d’accouplement entre bactéries pour se partager du matériel génétique.
Le transfert par bactériophage. Un virus (appelé bactériophage) infecte une bactérie et s’y reproduit. Mais, par accident, une fraction des copies du virus contient le matériel génétique de la bactérie. Le virus exporte donc cet ADN vers d’autres bactéries.
«Safer sex», oral compris
Que faire alors pour éviter la gonorrhée? Dans l’immédiat, se protéger durant les rapports sexuels est le meilleur moyen. Autrement dit, il s’agit de porter un préservatif pour toute pénétration et un préservatif ou une digue dentaire lors du sexe oral. Un simple contact entre les muqueuses sans échange de sécrétions permet en effet sa transmission. Faites-vous dépister si vous changez de partenaire(s) et que vous avez des relations non protégées, même pour un seul rapport à risque. Les médecins, eux, espèrent le développement de nouveaux antibiotiques contre lesquels les bactéries ne seraient pas (encore) résistantes. «Mais c’est une recherche si longue et si chère qu’elle n’est pas intéressante pour l’industrie pharmaceutique», regrette le professeur Linder.