Vous avez dit «phagothérapie»?
Son témoignage a récemment fait le tour des journaux. En 2020, épuisé par des mois d’hospitalisation pour combattre une infection bactérienne pulmonaire persistante malgré des traitements antibiotiques, José-Maria Vidal perdait tout espoir de guérison, jusqu’à ce qu’un traitement par phagothérapie lui soit proposé (lire encadré). La prouesse, rendue possible par une équipe multidisciplinaire des HUG et de l’Université de Genève (UNIGE), a fait l’objet d’une publication dans la revue Nature Communication*. Particulièrement prometteuse, la phagothérapie pourrait devenir une alternative thérapeutique en cas d’infections bactériennes multirésistantes. Mais de quoi s’agit-il?
À chaque bactérie son phage
Résistance aux antibiotiques: l’urgence d’agir
C’est une faculté inscrite en elles: les bactéries sont capables de s’adapter en permanence à l’environnement dans lequel elles évoluent, y compris pour surmonter tous les obstacles à leur reproduction. C’est ainsi qu’elles finissent par contourner les stratégies des antibiotiques utilisés pour contrer les souches bactériennes pathogènes, responsables d’infections ORL, pulmonaires, osseuses ou encore urinaires. Lorsque les bactéries deviennent résistantes aux traitements censés les éradiquer, on parle d’antibiorésistance. Prenant de l’ampleur, le phénomène est sous les projecteurs des autorités sanitaires. L’Organisation mondiale de la santé alerte: «Si aucune mesure n’est prise (…) les maladies résistantes aux médicaments pourraient être responsables de 10 millions de décès chaque année d’ici à 2050.»** À l’origine du problème: l’usage abusif des antibiotiques, à l’échelle individuelle (traitements antibiotiques inadaptés) mais aussi industrielle et planétaire (usage excessif de pesticides dans les cultures et d’antibiotiques dans les élevages).
La phagothérapie repose sur l’utilisation de bactériophages (ou «phages»), virus naturels des bactéries. L’idée est de recourir à cette thérapie pour traiter des infections causées par des souches bactériennes résistantes aux antibiotiques. Plusieurs étapes sont alors requises: identifier la bactérie cible (par le biais d’un prélèvement dans l’organe infecté), chercher le phage capable d’infecter cette bactérie dans une banque de phages (plusieurs existent dans le monde, y compris aux HUG et au Centre hospitalier universitaire vaudois), produire en laboratoire une préparation de phages à administrer (sous forme d’aérosols par exemple s’il s’agit d’une infection pulmonaire), puis délivrer le traitement au patient, selon un protocole ajusté au cas par cas et en complément d’antibiotiques. «La phagothérapie ne vise pas à remplacer le traitement antibiotique, mais à compléter son action», précise le Pr Christian van Delden, médecin adjoint agrégé au Service des maladies infectieuses des HUG et professeur ordinaire au Département de médecine de la Faculté de médecine de l’UNIGE.
Les phages, mangeurs de bactéries
Au cœur de cette prouesse: l’action des bactériophages. Le processus par lequel ils attaquent les bactéries est d’une efficacité redoutable. Prenant pour cible la bactérie à laquelle il correspond, le bactériophage à l’œuvre s’ancre à la surface de sa proie. Il injecte alors le matériel génétique présent dans sa «tête» (ou capside) à l’intérieur de la bactérie afin d’utiliser sa machinerie pour se répliquer. Les constituants de nouveaux bactériophages sont produits en grand nombre à l’intérieur de la bactérie, avant de s’assembler puis d’en sortir, en détruisant leur hôte. «Une seule bactérie ainsi investie peut donner lieu à des centaines de nouveaux phages, qui seront autant d’assaillants pour les bactéries de la même souche», indique le Dr Thilo Köhler, co-responsable du groupe de recherche au Département de microbiologie et de médecine moléculaire de la Faculté de médecine de l’UNIGE. Mais l’ingéniosité de la démarche ne s’arrête pas là.
Quels sont ses avantages et ses inconvénients?
Susceptible de déjouer l’antibiorésistance (lire encadré), la phagothérapie présente des atouts majeurs. «Les phages étant spécifiques à une espèce bactérienne donnée, ils épargnent les autres, comme celles, saines, du microbiote. Autre avantage: la réplication des phages est autolimitante. Ainsi, une fois leur mission accomplie, les phages disparaissent d’eux-mêmes, n’ayant plus d’hôtes dont ils peuvent se nourrir», explique l’expert. Mais certaines difficultés ne sont pas à exclure. «L’un des impératifs reste de pouvoir cibler la bactérie pathogène à l’origine de l’infection et de trouver le phage correspondant. Même si les banques de phages se multiplient, la mission peut s’apparenter à trouver une aiguille dans une botte de foins. Et pour cause, il existerait 1032 phages sur Terre», révèle le Dr Köhler. Autre péril possible: «Le risque de transfert de gènes de virulence liés aux phages ou d’induire de nouvelles formes de résistance.»
Homologation en cours
Autant de défis qui expliquent pourquoi la phagothérapie demeure expérimentale, autorisée uniquement dans des circonstances exceptionnelles. «À l’échelle suisse comme internationale, la condition sine qua non avant d’homologuer un nouveau traitement est d’en prouver l’innocuité, mais également de pouvoir confirmer son efficacité face à des groupes "témoins", rappelle le Pr van Delden. Or il s’agit d’un traitement hautement personnalisé ne rendant pas les comparatifs habituels possibles.Mais la recherche progresse et laisse espérer des avancées majeures dans les années à venir.»
Témoignage
«J’avais baissé les bras, aujourd’hui je revis»
En 2019, lorsqu’il contracte une infection pulmonaire, José-Maria Vidal, alors âgé de 40 ans, se sait à risque de complications. Atteint du syndrome de Kartagener, une maladie génétique nuisant à ses fonctions pulmonaires, le quadragénaire est également tétraplégique suite à un accident de VTT.
«J’ai le souvenir d’un mois de mars 2020 particulièrement sombre… J’étais hospitalisé depuis plusieurs mois aux HUG, dépendant des antibiotiques délivrés en intraveineuse, puisque mon infection semblait résistante à tout ou presque, et désespéré au point d’envisager de recourir au suicide assisté. Et il y a eu ce jour décisif où le Pr Christian van Delden m’a parlé d’un traitement de dernier recours reposant sur l’utilisation de phages. Ses explications étaient claires et données dans une totale transparence me permettant de prendre ma décision en toute connaissance de cause. Le résultat a été miraculeux: en quelques jours et sans effets secondaires, le traitement a endigué l’infection bactérienne qui me clouait au lit. J’ai pu être transféré dans une unité de réhabilitation, puis rentrer chez moi quelques semaines plus tard. Je ne suis pas totalement débarrassé des traitements car mes poumons restent la cible d’infections régulières, mais je peux mener une existence presque normale. J’avais baissé les bras, aujourd’hui je revis.»
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* Köhler T, Luscher A, Falconnet L,et al.Personalized aerosolised bacteriophage treatment of a chronic lung infection due to multidrug-resistantPseudomonas aeruginosa.Nat Commun14, 3629 (2023).
Paru dans Le Matin Dimanche le 27/08/2023