Le trauma imprime la mémoire par un chemin singulier
De quoi on parle?
Les faits
Actes terroristes, guerres, crashs aériens… Alors que les sociétés modernes cherchent à toujours plus maîtriser les dangers qui les menacent, le sentiment de peur ne cesse de croître dans les populations. Quant aux survivants de ces drames, ils gardent des traces profondes, voire développent un syndrome de stress post-traumatique.
La suite
Pour la première fois, une étude de l’Université de Porto Rico publiée en début d’année dans la prestigieuse revue Nature décrit les mécanismes biologiques de ce syndrome. L’identification des chemins neuronaux impliqués permettra-t-elle d’aider les victimes à se relever?
L’attentat terroriste du 7 janvier dernier contre le journal Charlie Hebdo marquera certainement à vie ceux qui en ont réchappé. Dans les mois qui suivent ce genre d’événements violents, une partie non négligeable des rescapés développe ce qu’on appelle un «syndrome de stress post-traumatique» (PTSD).
Un visage, un lieu, un objet, un bruit, une odeur, tout ce qui rappelle de près ou de loin l’événement traumatique est susceptible de raviver le souvenir douloureux et de déclencher un cortège de réactions émotionnelles et neurovégétatives intenses: le souffle court, les mains moites, une transpiration subite, le cœur qui s’emballe, associés à un sentiment d’horreur, de détresse et d’impuissance. «En plus des souvenirs répétitifs et envahissants, ces personnes souffrent d’hypervigilance, d’irritabilité, de troubles du sommeil (difficultés à s’endormir, cauchemars), de réactions excessives, de colère, quand elles ne montrent pas un certain détachement à l’égard des autres», décrit le Dr Pierre Marquet, psychiatre responsable de la section spécialisée dans le traitement des troubles de l’humeur et des troubles de la personnalité du service de psychiatrie générale du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV).
Une découverte fascinante
Que se passe-t-il dans le cerveau pour que, après avoir vécu un événement à fort impact émotionnel, on ne puisse plus s’en défaire? Une étude inédite, publiée en janvier dernier dans la revue scientifique Nature, donne un début de réponse. Pour la première fois, des chercheurs portoricains ont identifié les régions du cerveau impliquées dans l’encodage du souvenir traumatique chez le rat. Les rongeurs, enfermés dans une cage, ont été soumis à des chocs électriques à répétition, associés, à chaque décharge, à un son. Les chercheurs de l’Université de Porto Rico ont pu observer, grâce à une technique appelée «optogénétique» (nouvelle méthode de recherche permettant de rendre des neurones sensibles à la lumière), que le rappel du souvenir traumatique emprunte des circuits cérébraux différents et plus complexes que ceux d’un souvenir non traumatique.
La mémoire à l’œuvre
Comment se construit la mémoire? «La construction d’un souvenir "ordinaire" se fait grâce à la formation de nouvelles synapses (points de jonction entre les neurones). Toutes les modalités sensorielles (visuelles, olfactives, auditives, etc.) sont alors activées, si bien qu’une simple odeur pourra faire rejaillir le souvenir, comme la fameuse madeleine de Proust. Mais seule une partie de ces synapses sera conservée, le cerveau opérant une forme de sélection naturelle des souvenirs», résume le professeur Giovanni Frisoni, responsable de la consultation mémoire au service de gériatrie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
Le rappel d’un souvenir «simple» passe par une structure clé du cerveau appelée l’hippocampe, transite ensuite par l’amygdale, qui l’associe à une émotion particulière, puis par le thalamus. Mais, et c’est ce que met en évidente cette recherche, les autoroutes de la mémoire ne sont pas les mêmes lorsqu’il s’agit d’un souvenir traumatique.
En effet, la réactivation d’un souvenir douloureux et envahissant passe par le cortex préfrontal (qui contrôle les émotions), puis par l’amygdale et le thalamus, structure impliquée dans le transfert et le filtrage des informations sensitives et sensorielles. «Un souvenir traumatique est un souvenir spécialement saillant, explique le professeur Jean-François Démonet, neurologue et directeur du Centre Leenaards de la mémoire du CHUV. Il se produit ici une sorte de codage excessif des souvenirs. Les circuits empruntés ne sont pas standards, ce qui expliquerait cet excès de mémoire.»
Se confier à un proche ou à un spécialiste est «une étape essentielle»
Après avoir été confronté à une expérience violente, il est important pour la victime de se confier à des proches ou à un spécialiste. «C’est une étape essentielle, confie le Dr Pierre Marquet, psychiatre au CHUV à Lausanne. Raconter, encore et encore, un événement hautement stressant est un moyen de le revivre dans un contexte positif, à condition que l’entourage se montre empathique et reconnaissant de la souffrance vécue. Au fur et à mesure, la victime peut ainsi gagner en ressources et associer des émotions moins douloureuses à ce souvenir.»
A cet égard, une prise en charge psychothérapeutique peut être utile. Dans un contexte d’écoute attentive, le rôle du psychothérapeute est d’offrir à son patient un recadrage des événements vécus. Autrement dit, avec l’appui d’un bagage théorique dont il ne fait pas forcément étalage, et à l’aide de questions ou d’observations bien senties, le spécialiste essaie de déjouer le conditionnement de son patient. Le but est de l’amener à adopter une nouvelle perception des choses et de l’aider à transformer le traumatisme, avec son cortège de réactions physiques désagréables, comme c’est le cas lors d’un syndrome de stress posttraumatique, en un souvenir plus neutre.
Les mécanismes de la peur
Naturellement, l’empreinte du souvenir se modifie avec le temps dans le cerveau et va progressivement s’effacer ou se consolider. Or, dans le cas d’un syndrome de stress post-traumatique, l’effacement n’a pas lieu; au contraire, le souvenir se consolide. «Le passage par le thalamus semble la clé de ce phénomène d’enkystage», commente le professeur Démonet. Lors d’un PTSD, le souvenir continue à être associé à un sentiment de détresse, accompagné des réactions physiques et viscérales de la peur, même dans un contexte très différent de celui du choc initial. «Notre organisme vit un échec d’adaptation face au danger rencontré, poursuit le Dr Marquet. Le circuit du souvenir maintes fois rappelé se complexifie de plus en plus, comme si le cerveau continuait à chercher, en vain, une réponse plus élaborée pour vaincre le danger. Biologiquement, le traumatisme est une hyperexcitation des systèmes convoqués en cas de peur.»
Les espoirs de la recherche
Pour sortir les victimes de cet état post-traumatique, il s’agirait de défaire le lien entre le souvenir et les manifestations de la peur, autrement dit de débarrasser le souvenir des émotions négatives. C’est en cela que cette étude est très prometteuse: «Connaître les structures anatomiques et les circuits en cause nous permettra peut-être un jour de pouvoir inhiber ou moduler les activités neuronales pour éviter cet enkystage», se réjouit le professeur Démonet. Pour le professeur Frisoni, ces résultats sont tout à fait fascinants: «Il nous reste à découvrir quels sont les neurotransmetteurs impliqués, mais c’est un espoir de pouvoir intervenir de manière ciblée, soit chimiquement, soit physiquement, pour modifier ces circuits anormaux.»