Google menace-t-il notre mémoire?
Scènes de la vie contemporaine: oublier l’adresse où l’on se rend et la chercher trois fois de suite dans son smartphone; compter sur les doigts d’une main les numéros de téléphone qu’on connaît par cœur; être incapable de citer la capitale du Malawi (Lilongwe au cas où…), mais visualiser parfaitement la suite d’actions qui permettrait de la trouver sur son mobile. Toutes ces informations, nous les retenions pourtant avant d’avoir dans nos poches des téléphones plus puissants que Deep Blue, le superordinateur qui a battu Garry Kasparov aux échecs en 1997.
Alors, Google, le cloud et les smartphones sont-ils dangereux pour la mémoire? Pas sûr, répond le professeur Yasser Khazaal, psychiatre aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Penser qu’ils lui sont dommageables, c’est partir de l’hypothèse que plus on mémorise activement des données, meilleures sont nos capacités de mémorisation. C’est peut-être bien le cas, mais est-ce alors la méthode de stockage qui s’améliore, celle pour récupérer les données stockées, ou encore d’autres aspects qui facilitent la mémorisation?
Les données sur les effets des entraînements cognitifs (le type d’exercices qu’a popularisé Nintendo avec son «Programme d’entraînement cérébral du Dr Kawashima») et sur leur application dans la vie quotidienne sont, à ce stade, insuffisantes et contradictoires, explique le spécialiste. De plus, quand la mémoire n’était pas externalisée au point que l’on connaît aujourd’hui, combien des données apprises étaient facilement récupérables à moyen et à long terme?
Capacités cognitives réaffectées
On peut cependant présenter les deux faits suivants, poursuit le professeur Yasser Khazaal. Premièrement, nous avons facilement accès, sous nos latitudes, au «stockage massif d’informations et de données structurées». En second lieu, «nous développons du coup des processus de recherches pour accéder efficacement à ces informations et des processus de décision, par exemple pour les trier». L’externalisation de notre mémoire entraîne donc des compétences dans notre cerveau pour pouvoir accéder facilement à la bonne information au bon moment.
De ces deux faits, on peut produire une hypothèse: peut-être que ne plus avoir besoin de se rappeler des numéros de téléphone et autres digicodes permet au cerveau de consacrer davantage d’énergie à d’autres taches. Le chercheur donne l’exemple des chauffeurs de taxis londoniens. Ceux-ci passent un examen extrêmement difficile (couramment appelé «The Knowledge») pour obtenir leur licence. Pour le réussir, ils doivent mémoriser des centaines d’itinéraires couvrant des dizaines de milliers de rues et d’innombrables restaurants, hôtels, arrêts de métro et autres «lieux d’intérêt». Des études scientifiques ont montré que cet entraînement extrême augmentait la taille moyenne de leur hippocampe, une structure au centre du cerveau.
Pour autant, aujourd’hui, un chauffeur doté d’un GPS peut trouver facilement une bonne part de ces informations et n’a pas besoin de les connaître par cœur. Ces chauffeurs «modernes» ne développeront probablement pas leur hippocampe, mais ils acquerront une utilisation optimale de leur GPS, ils connaîtront la manière la plus rapide et la plus efficace de l’interroger. In fine, ils mémoriseront sans doute aussi un bon nombre d’itinéraires «sur le tard». Externaliser notre mémoire, ce n’est donc pas forcément la diminuer, c’est aussi utiliser différemment nos capacités cognitives et mémorielles.
Le contexte devient crucial
Le spécialiste s’interroge: peut-être sommes-nous à la veille d’un changement fondamental dans notre manière de traiter l’information? «Nous affrontons quotidiennement une avalanche d’informations, et notre attention doit se porter dans ce flux sur l’information pertinente, celle dont on a besoin dans un contexte donné. De plus en plus, les objets connectés vont nous proposer spontanément un choix d’informations contextualisé. Nous compterons dessus et nous serons moins en alerte.» Dès aujourd’hui, des applications comme Google Now lisent vos e-mails, observent où vous vous trouvez pour vous proposer spontanément un itinéraire, vous rappeler un rendez-vous ou sortir les poubelles.
La mémoire s’externalise, la mémoire s’étend, mais il est trop tôt pour savoir comment ces phénomènes influenceront nos capacités mémorielles et cognitives. Une chose est sûre, les objets connectés modifient notre rapport à l’information et à la mémorisation. Même s’il prend de l’ampleur, le phénomène n’est pas nouveau: il n’y a pas si longtemps, c’est l’imprimerie qui révolutionnait le stockage de l’information et sa diffusion, de même que la mémoire qui l’accompagne.
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Paru dans Générations, Hors-série «Tout savoir sur notre mémoire», Novembre 2016.