Vieillir en bonne santé, sans quitter son domicile
D’abord il y a un constat: nous devenons de plus en plus âgés, et souvent dans des conditions plutôt bonnes. Dans le canton de Vaud, plus d’un tiers (37,1%) des personnes âgées de 90 ans et plus vivent de manière autonome, sans même avoir besoin de soins à domicile. Il reste que le vieillissement de la population pose une question majeure à la collectivité: comment organiser la prise en charge des aînés, aussi bien lorsqu’ils restent à domicile, que lorsqu’ils doivent être hospitalisés, ou quand l’EMS devient la seule solution?
Le vieillissement de la population est inéluctable : la proportion des plus de 65 ans passera de 10% en 2010 à plus de 20% en 2030. Quant à l’effectif des plus de 80 ans, il aura augmenté de 120% en 2040!
Anticiper les effets de ce phénomène démographique est donc indispensable, et en ce sens le canton de Vaud a fait œuvre de pionnier avec la mise en place de sa politique «Vieillissement et santé», commencée en 2010 sous l’impulsion du Conseiller d’État Pierre-Yves Maillard. Un comité d’experts, présidé par le Pr Christophe Büla, chef du Service de gériatrie du CHUV, a élaboré un rapport très fouillé*, qui définit cinq axes d’actions et non moins de 109 mesures à développer ou mettre en place dans les cinq prochaines années. Beaucoup existent déjà et un tiers d’entre elles auront des implications financières.
Favoriser le maintien à domicile
Au départ, il y a un choix philosophique, celui de tout mettre en œuvre pour favoriser le maintien à domicile de la personne âgée. Cette politique a fait qu’aujourd’hui le canton de Vaud a un des taux les plus bas de résidence en EMS. Pourquoi? D’une part, parce que l’écrasante majorité des personnes âgées tient à rester dans son domicile ; d’autre part, c’est une manière efficace de réduire les coûts. La conséquence de cette politique de maintien à domicile est que les séjours en EMS sont passés d’une durée de huit à dix ans, à une durée d’un peu moins de trois ans seulement. Avec toutefois une conséquence fâcheuse: les EMS ne sont plus ces «lieux de vie» qu’on avait rêvé, mais tendent à devenir seulement des lieux de fin de vie.
Soins à domicile: L’irruption du secteur privé
Depuis quelques mois, des sociétés privées se sont lancées sur le marché des soins à domicile dans le canton de Vaud. En Suisse alémanique et au Tessin, où il n’existe pas d’organisations publiques massives comme les CMS vaudois, les sociétés privées occupent 30 à 50% du marché dans certaines villes. Il s’agit souvent, à l’origine en tout cas, d’entreprises de location de personnel.
Contrairement aux CMS, elles ne reçoivent pas de subventions. Pour compenser, et comme les tarifs sont fixés au niveau fédéral, elles tendent à facturer davantage d’heures, jusqu’à deux fois plus. Pour Jean-Jacques Monachon, patron des CMS vaudois, le privé peut être compétitif au début, mais si les tâches et les soins se complexifient, les coûts vont augmenter. Il voit une évolution dans laquelle le privé s’octroiera les soins faciles, les soins complexes revenant au secteur public. Non sans une concurrence en matière de recrutement, même si le privé tend à ne pas vouloir se soumettre aux conventions collectives.
«Nous verrons dans douze à dix-huit mois si l’implantation a réussi», commente Jean-Jacques Monachon.
La politique «Vieillissement et santé» s’articule autour de cinq axes.
1. Pour l’hôpital, un changement de paradigme
L’un des secteurs les plus concernés par le vieillissement est l’hôpital, car les soins aux personnes âgées vont devenir son activité principale. Aujourd’hui déjà, dans les services de médecine du CHUV et des hôpitaux régionaux, 70% des patients soignés ont plus de 65 ans, et 40% ont plus de 80 ans! Les acteurs sont appelés à un véritable changement de paradigme, puisque l’hôpital doit passer d’une médecine axée sur la prise en charge de maladies aiguës, sur une période courte, à des soins de longue durée pour des pathologies chroniques dégénératives.
Avec en plus une approche à repenser: on sait que l’hospitalisation a un effet néfaste sur l’indépendance fonctionnelle et l’autonomie des personnes âgées. On estime que, dans cette tranche de la population, 50% du déclin fonctionnel est dû à un passage en hôpital! Autrement dit, une hospitalisation peut entraîner un accroissement de la dépendance et la fin de la vie autonome à domicile.
La raison en est attribuée à des processus de soins et à un environnement inadaptés. En conséquence, l’hôpital doit repenser à la fois son organisation spatiale (locaux, bâtiments…) et ses pratiques professionnelles, pour réserver aux patients âgés des pratiques spécifiques, fondées en particulier sur des décisions cliniques mieux pesées. Il s’agit en particulier, et notamment au niveau des urgences, de bien évaluer l’état fonctionnel du patient, ses éventuels troubles cognitifs, ses performances de mobilité, et d’organiser la prise en charge en conséquence. Pour Eliane Deschamps, directrice du programme « Vieillissement et santé », cette évolution de l’hôpital passe par la diffusion des compétences gériatriques et de pratiques interdisciplinaires dans les services à haute densité de personnes âgées, et par une sensibilisation des médecins généralistes (voir encadré).
2. Vieillir en santé
La Suisse est un des pays qui consacre le moins de dépenses à la prévention – trois fois moins que le Canada – et les généralistes n’ont pas le temps de faire ce qu’il faudrait. Pour les auteurs du rapport, il est pourtant souhaitable d’améliorer la qualité de vie des personnes âgées, et de réduire le temps passé en dépendance. Les mesures proposées, et les expériences pilotes en cours, visent à développer une prévention spécifique à cette période de la vie, notamment dans le sens de l’activité physique et la mobilité. Ce sont par exemple les campagnes «Ça marche!» et «Pas de retraite pour ma santé». On vise aussi à limiter l’usage immodéré de certains médicaments, et c’est à quoi s’emploie la campagne «Somnifères ? Pas forcément nécessaires!»
Formation continue pour les médecins de famille
L’Association des médecins de famille du canton de Vaud a décidé de mettre sur pied une formation continue spécifique tournée vers la personne âgée, à l’intention des médecins installés.
Ces sessions sont organisées conjointement avec plusieurs services du CHUV (psychiatrie de l’âge avancé, gériatrie et réadaptation, Centre Leenaards de la mémoire), et développent des thèmes tels que «Docteur, ma mère perd la tête…» ou «Docteur, mon père tombe…»
Pour les médecins de famille, le rôle primordial qu’ils jouent dans la prise en charge de la personne âgée rend nécessaire un complément de formation dans ce domaine.
3. Vieillir chez soi
Nous l’avons dit, la politique du canton de Vaud en matière de soins à domicile lui permet d’avoir un taux d’hébergement en EMS parmi les plus bas de Suisse: environ 5000 personnes âgées, pour 30 000 aidées domicile. Pilier du système, les Centres médicaux sociaux (CMS) emploient 4400 personnes à temps partiel, principalement des auxiliaires de santé avec la formation Croix-Rouge, et 600 infirmières. Le financement est assuré paritairement par le canton et les communes, dont 85% est consacré aux charges salariales.
Pour Jean-Jacques Monachon, directeur général de l’AVASAD (Association vaudoise d’aide et de soins à domicile), il s’agit de fluidifier le parcours de la personne qui va passer de son domicile aux services hospitaliers, puis au centre de réadaptation, puis à l’EMS, et éventuellement revenir à son domicile.
Les soins à domicile affichent des chiffres impressionnants, comme les 10 millions de kilomètres parcourus chaque année (!), des chiffres qui sont en hausse constante. Les 52 centres du canton fournissent, chaque jour, plus de 8000 prestations auprès de 4780 clients d’un âge moyen de 75 ans. Il s’agit par exemple de 3000 heures de soins, 800 heures d’aide au ménage, et 2100 repas.
La politique vaudoise vise également à soutenir les proches aidants, essentiels pour le maintien à domicile, mais qui subissent souvent une pression considérable.
4. Valoriser les compétences
Il s’agit de former un nombre suffisant de professionnels de soins à la personne âgée, et d’offrir aux soignants en activité des formations continues adéquates. Un autre objectif important est de valoriser les professions de soins aux aînés, qui ne bénéficient pas d’une image très attractive, alors même que la pénurie de soignants menace.
5. Evaluer et piloter la politique
Un grand nombre d’intervenants sont concernés par la prise en charge des patients âgés. Il est donc fondamental de disposer d’outils d’évaluation et de coordination compatibles et efficaces, mais aussi de statistiques précises, ce qui n’est pas toujours le cas : par exemple, le canton ne dispose pas d’une enquête officielle sur la santé de ses habitants ; les chiffres disponibles sont ceux de la Confédération, qui sont peu actuels et insuffisants pour conduire une politique ambitieuse comme «Vieillissement et santé».
Une pyramide hétérogène
La population âgée n’est pas un groupe homogène, bien au contraire. Elle forme une pyramide à trois étages dont la base, 50 à 60% de la population âgée, est constituée par une tranche réputée robuste de personnes en bonne santé, présentant en moyenne une seule maladie chronique. Sans surprise, on y trouve les jeunes retraités, entre 65 et 75 ans.
Le deuxième étage (20 à 40%) est constitué de personnes vulnérables, souffrant de plus de deux maladies chroniques, et à haut risque de dépendance, car leurs réserves physiologiques ne leur permettent plus de faire face aux événements stressants, tels que les maladies aiguës ou les premières difficultés fonctionnelles.
Enfin, le sommet de la pyramide rassemble les personnes âgées dépendantes, qui représentent 15 à 20% de la population âgée, et qui ont des besoins complexes. Ce sont principalement des femmes âgées de 85 ans et plus, dont la plupart vivent à domicile et bénéficient de l’appui du CMS.