Le niveau de vie pourrait avoir un impact sur le cerveau
Il n’est pas rare de rencontrer des nonagénaires qui ont gardé quasiment intactes leurs capacités cognitives, alors que des personnes ayant dix ou vingt ans de moins souffrent de démences. Preuve que le vieillissement du cerveau varie considérablement d’un individu à l’autre.
Parmi les principaux facteurs expliquant cette inégalité figure le niveau d’éducation. Il est maintenant clairement établi que les personnes n’ayant fréquenté que brièvement l’école ont un risque plus élevé de développer la maladie d’Alzheimer que celles qui ont fait de longues études.
20% de surmortalité précoce
Quant aux facteurs socio-économiques, on sait qu’ils ont une influence sur la santé. L’analyse de différentes études menées dans sept pays et portant au total sur près de deux millions de personnes, coordonnée par Silvia Stringhini, maître assistante à l’Institut de médecine sociale et préventive de Lausanne, «a montré que les facteurs socio-économiques étaient responsables de 20% de la mortalité prématurée. Ce pourcentage est analogue ou supérieur à celui attribué à tous les facteurs de risque connus: tabac, diabète, hypertension, sédentarité et autres», précise la chercheuse.
Le niveau de vie influence aussi le vieillissement physique: des études ont montré que des personnes aisées de 80 ans avaient la même vitesse de marche que des individus moins favorisés ayant dix ans de moins. Toutefois, peu d’études se sont jusqu’ici vraiment intéressées au rôle des conditions socio-économiques sur le déclin cognitif. Ont-elles un impact sur le vieillissement du cerveau? Un enfant qui a grandi dans un milieu défavorisé en garde-t-il des traces qui, plus tard, accéléreront son déclin cognitif? Cet impact négatif peut-il être modéré si, à l’âge adulte, le niveau de vie s’améliore? Le mode de vie (habitudes alimentaires, pratique d’une activité physique, etc.) intervient-il dans l’affaire?
Telles sont les questions auxquelles vont tenter de répondre Silvia Stringhini et ses collègues, Bogdan Draganski (directeur du Laboratoire de recherche en neuro-imagerie du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV)) et Matthias Klieglel (directeur du Laboratoire du vieillissement cognitif à l’Université de Genève (UNIGE)), grâce à leur projet de recherche qui a reçu un des Prix 2018 pour la recherche médicale translationnelle de la Fondation Leenaards.
Étudier l’anatomie du cerveau
Les chercheurs vont d’abord exploiter les données recueillies dans le cadre de deux larges cohortes (lire encadré). La première, CoLaus, rassemble des informations sur la santé de plusieurs milliers d’habitants de la région lausannoise. Certains d’entre eux ont fait l’objet d’examens d’imagerie cérébrale dont l’analyse «permettra d’étudier les relations entre les facteurs socio-économiques et l’anatomie du cerveau», explique Silvia Stringhini. La seconde cohorte, VLV, s’intéresse plus spécifiquement à la situation socio-économique des seniors. Les chercheurs lémaniques l’utiliseront pour «rechercher des liens entre mobilité sociale et déclin cognitif».
Dans un deuxième temps, les équipes lausannoise et genevoise feront appel à deux cents volontaires de la cohorte VLV. Ils les interrogeront de manière très ciblée sur les différentes situations socio-économiques qu’ils ont connues au cours de leur vie et les soumettront à des tests cognitifs. Ils observeront aussi leur cerveau, non seulement à l’aide de l’IRM, mais aussi en utilisant des techniques innovantes de neuro-imagerie mises au point par le laboratoire de Bogdan Draganski. Grâce à elles, il est possible d’étudier en détail l’anatomie du cerveau et même, précise le médecin-chercheur du CHUV, «de mesurer la quantité de certains de ses tissus, comme la myéline». Cette substance, qui forme la gaine des neurones, est importante car elle intervient dans la propagation de l’influx nerveux, et «plus il y a de myéline, plus la transmission des informations est rapide».
Toutes les données recueillies au cours des différentes phases de cette étude seront ensuite traitées à l’aide de «nouvelles méthodes statistiques qui nous permettront de modéliser la variabilité interindividuelle», précise Bogdan Draganski.
Fenêtres d’intervention
Ces recherches devraient contribuer «à améliorer les connaissances sur les mécanismes impliqués dans le déclin cognitif et à mieux comprendre les conséquences biologiques des inégalités sociales», selon Silvia Stringhini. La chercheuse espère aussi qu’elles pourront avoir un «impact social de santé publique en permettant d’identifier de potentielles fenêtres d’intervention». Certes, il n’est pas du ressort des chercheurs de modifier le niveau de vie de la population. Ils visent donc, plus modestement, comme l'explique Bogdan Draganski, à mettre en évidence «quelques facteurs critiques pour le déclin cognitif», qui pourraient ouvrir de nouvelles pistes pour la prévention du vieillissement cérébral.
Deux larges cohortes
Les équipes lémaniques vont pouvoir tirer parti de données déjà disponibles grâce à deux cohortes aux objectifs complémentaires. Lancée en 2003 par le CHUV, l’étude CoLaus avait au départ comme but d’étudier les facteurs de risque cardiovasculaires dans la population lausannoise. Depuis, elle a étendu ses investigations à d’autres champs, notamment celui de la santé mentale. Cette cohorte rassemble des données relatives à plusieurs milliers de participants, dont environ 1500 ont fait l’objet d’une IRM cérébrale.
La cohorte VLV –«Vivre, Leben, Vivere»– a été lancée en 2011 par l’Université de Genève. Suivant trois mille personnes de plus de 65 ans vivant en Suisse romande, en Suisse alémanique et au Tessin, elle s’intéresse à la qualité de vie des seniors et à la diversité de leur parcours individuel.
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Paru dans Planète Santé magazine N° 31 - Octobre 2018