Cancer du sein: «Le chemobrain peut mettre des années à disparaître»
En deux mots
- Les traitements anticancers peuvent produire des effets secondaires neurotoxiques sur le système nerveux périphérique et central.
- Les neuropathies touchent les mains et les pieds, entraînant des troubles de préhension et d’équilibre.
- Le «chemobrain» entraîne des troubles de la mémoire et de la concentration et une incapacité à reprendre certaines activités intellectuelles.
- Ces effets sont en général transitoires mais peuvent parfois durer des années après la fin des traitements.
Concrètement, environ la moitié des femmes qui s’engagent dans une chimiothérapie risquent de souffrir d’une perturbation plus ou moins importante de la sensibilité dans les extrémités des mains et des pieds. Et deux tiers d’entre elles peuvent expérimenter le chemobrain (cerveau chimio) qui désigne un ensemble de troubles cognitifs comprenant notamment de la peine à se concentrer et à mémoriser ainsi qu’une fatigue chronique importante. «En général, ces effets sont transitoires, tempère Alexandre Bodmer, médecin oncologue responsable du Centre du Sein et de l’Unité d’Oncogynécologie médicale des Hôpitaux universitaires de Genève. Cependant, le chemobrain peut mettre des mois ou des années à disparaître et, dans un petit nombre de cas, la diminution de la sensibilité dans les extrémités peut devenir permanente si le problème n’est pas pris en compte assez rapidement.»
Atteintes périphériques
Il se trouve en effet que certains produits utilisés dans les chimiothérapies contre le cancer du sein, choisis avant tout pour leur capacité à cibler les cellules qui se divisent rapidement (une des caractéristiques des cellules tumorales), sont neurotoxiques. Les médicaments de première ligne incriminés comprennent notamment ceux de la famille des taxanes (le paclitaxel, le docétaxel, le nab-paclitaxel) et les dérivés du platine (cisplatine, oxaliplatine). On peut ajouter à cette liste la capécitabine, utilisée le plus souvent dans le cas où le cancer développe des métastases.
Ces molécules ne détruisent pas directement les neurones mais entraînent des irritations et des dommages sur différentes parties des cellules nerveuses ainsi que sur les neurotransmetteurs, c’est-à-dire les petites molécules qui assurent la liaison entre les cellules nerveuses. De ces atteintes découlent en premier lieu des neuropathies essentiellement sensitives – les neuropathies motrices sont beaucoup plus rares.
Les doigts et les orteils
«Chez certaines patientes, ces neuropathies se traduisent par une augmentation de la sensibilité aux bouts des doigts ou des orteils, note Alexandre Bodmer. Cette hyperesthésie, comme nous l’appelons, donne l’impression que l’on enfonce de petites aiguilles dans la peau. Chez d’autres personnes, la sensibilité va au contraire diminuer et produire la sensation d’avoir une peau cartonnée au bout des doigts et des orteils.»
Ces symptômes peuvent entraver certains gestes du quotidien qui demandent de la précision tels que boutonner un chemisier ou tenir un crayon. Les patientes qui souffrent d’une diminution de la sensibilité risquent de lâcher des objets car elles ne les sentent plus correctement dans leur main. Au niveau des pieds, une perturbation de la sensation de contact avec le sol via les orteils entraîne des troubles de l’équilibre.
Alexandre Bodmer collabore d’ailleurs sur ce thème avec Aline Reinmann, physiothérapeute et assistante à la Haute école de santé, qui mène actuellement une étude évaluant l’impact de la chimiothérapie sur l’équilibre et la transmission neuro-sensitive périphérique et centrale des patientes (lire encadré).
Informer les patientes
«Les symptômes des neuropathies n’apparaissent en général qu’après un certain nombre de traitements, sous l’effet additionnel des doses de médicaments, explique Alexandre Bodmer. Le plus souvent, ces toxicités sont transitoires et durent le temps du traitement. Mais il existe un risque qu’elles s’installent plus longtemps, voire définitivement. Pour éviter cela, nous essayons de détecter le plus rapidement possible les premiers signes de ces neuropathies. Dans cette optique, il est très important que les patientes soient elles-mêmes informées de l’existence de ces effets secondaires afin qu’elles puissent les détecter et alerter leur médecin. Si de tels symptômes apparaissent, il convient alors d’examiner la possibilité de modifier la composition de la chimiothérapie. Car il n’existe malheureusement pas de traitements éprouvés permettant de soigner ces effets secondaires. Le mieux consiste à les prévenir au maximum.»
Prévenir les neuropathies
Pour ce faire, il existe une petite marge de manœuvre dans le choix des produits chimiothérapeutiques. Parmi ceux qui sont susceptibles de causer des neuropathies, certains sont en effet plus ou moins neurotoxiques selon les doses et les rythmes d’administration. Du coup, un bon choix de ces paramètres permet de diminuer sensiblement les risques d’effets secondaires. Les doses ne peuvent toutefois pas être trop diminuées, au risque de dégrader les performances du traitement.
Il est également possible d’identifier les patientes à risque afin d’ajuster le traitement dès le départ. «Certaines personnes sont en effet plus sensibles que d’autres aux neuropathies, confirme Alexandre Bodmer. C’est le cas notamment de celles qui présentent des neuropathies préexistantes, qui consomment régulièrement de l’alcool (qui est un produit neurotoxique) ou encore qui souffrent du diabète, une maladie qui touche le système nerveux.»
Se basant sur son expérience personnelle, le médecin observe que le risque de développer des neuropathies semble aussi plus grand chez des femmes qui ont déjà des problèmes statiques, c’est-à-dire des maux de dos, une hernie discale, etc.
La prévention des neuropathies peut également s’appuyer sur quelques autres techniques mais à l’efficacité jugée moyenne. L’une d’elles consiste à administrer aux patientes de la vitamine B afin de fortifier les neurones avant le traitement dans l’espoir de réduire l’impact de la chimiothérapie. Une autre propose d’équiper la personne de gants et de bottes réfrigérés afin de réduire la circulation sanguine dans les extrémités et d’y faire baisser localement la concentration des médicaments neurotoxiques et donc les neuropathies. Dans les deux cas, cependant, seuls 10 à 20% des patientes répondent favorablement à un tel traitement.
Chemobrain
En pratique
Contre le «chemobrain»
- Préparez des rappels à l’aide de votre téléphone mobile ou tout autre aide-mémoire.
- Entraînez votre cerveau en apprenant une langue ou en pratiquant des jeux de mémoire, des sudokus ou des mots croisés.
- Organisez les informations à retenir, répétez-les à plusieurs reprises et sur des intervalles de temps de plus en plus longs, créez des liens entre elles et un savoir déjà acquis, etc.
- Prenez soin de votre santé. Des activités physiques et une alimentation saine permettent aussi d’améliorer votre humeur et votre attention et de diminuer la fatigue. Méditation, relaxation, sophrologie peuvent aider.
- Suivez des routines, remettez toujours les objets au même endroit et essayez de garder le même horaire tous les jours.
- Faites une chose à la fois et prévoyez du temps supplémentaire pour vos tâches.
- Indiquez dans un journal les problèmes que vous rencontrez, l’heure, les médicaments que vous prenez et ce que vous faites à cet instant afin de déterminer ce qui affecte votre mémoire et de planifier des rendez-vous importants aux bons moments.
Contre les neuropathies
- Maintenez votre mobilité par le biais d’activités physiques, de séances de physiothérapie, de yoga, de tai-chi, etc.
- Limitez la conduite en voiture pour diminuer les risques.
Dans tous les cas
- Parlez à votre médecin des problèmes neurologiques que vous rencontrez et informez vos proches de ce que vous vivez.
Source: www.cityofhope.org/OEA
En plus des neuropathies, un autre effet secondaire neurologique fréquent est le chemobrain. C’est d’ailleurs chez les femmes touchées par le cancer du sein que ce phénomène a été décrit la première fois en 2003. Les patientes qui en souffrent se plaignent de troubles de la mémoire à court terme, de la concentration et d’une incapacité de reprendre certaines activités intellectuelles qui étaient normales avant la chimiothérapie. Les effets sont perçus à tout âge (quoique plus intensément à un âge plus avancé) et les symptômes, qui peuvent apparaître pendant ou après la chimiothérapie, diminuent ensuite progressivement, parfois durant six, voire douze mois, dès l’arrêt des traitements. L’intensité des effets du chemobrain augmente aussi avec la dose de la chimiothérapie ainsi que dans les cas où cette dernière est doublée d’une hormonothérapie.
La majorité des cancers du sein sont en effet dits hormonosensibles, c’est-à-dire que les hormones sexuelles féminines, en particulier les œstrogènes, favorisent leur croissance et leur prolifération. Les patientes dont la tumeur entre dans cette catégorie doivent alors passer par une thérapie destinée à couper la production de ces hormones, c’est-à-dire provoquer une suppression hormonale qui a, elle aussi, un impact important sur la mémoire et la concentration. L’hormonothérapie s’ajoutant au chemobrain, l’effet néfaste est plus long, la récupération plus lente.
Plusieurs études récentes ont permis de mieux comprendre ce qui se passe dans un chemobrain. La plus connue d’entre elles, menée en 2007, a suivi deux jumelles, l’une souffrant du cancer du sein et l’autre non. Les deux femmes étaient soumises à de l’imagerie par résonnance magnétique fonctionnelle (IRMf) alors qu’elles réalisaient des tâches cognitives testant la mémoire et la concentration. La jumelle malade, traitée par chimiothérapie et sous hormonothérapie, était plus lente à effectuer ces exercices que sa sœur. Les médecins ont également mesuré chez elle une désorganisation de la structure cérébrale et une dégradation dans l’activation de différentes zones cérébrales mobilisées durant les tâches. Le suivi, qui a duré plusieurs années, a montré que si les performances cognitives ont fini par retrouver assez vite le niveau d’avant le diagnostic, la récupération complète du fonctionnement neurologique tel que mesuré par l’IRMf a, quant à elle, duré plus de trois ans.
Triple peine
«Le problème du chemobrain devient particulièrement aigu au moment où la femme retourne au travail quelques mois après la fin du traitement, souligne Alexandre Bodmer. Son rendement est parfois moins bon qu’avant et son retour peut se solder par un échec professionnel. Certaines personnes peuvent perdre leur emploi de cette manière. Et cette double peine devient même une triple peine puisque les instances fédérales ne reconnaissent que rarement ce handicap. L’Assurance invalidité, censée prendre en charge ce genre de cas, a en effet beaucoup plus de difficultés à évaluer une baisse de la concentration qu’une incapacité physique. Pour les femmes qui subissent ces épreuves en cascade (annonce de la maladie, traitement, effets secondaires, retour difficile au travail, manque de reconnaissance…), ça commence à faire beaucoup.»
Symptômes subtils
Selon un article paru dans la revue Monitor on Psychology de l’Association américaine de psychologie, entre 20 et 35% des patientes continuent d’éprouver des symptômes de type chemobrain durant des mois ou des années après l’arrêt des traitements. Ces troubles, qui nuisent à la qualité de vie, ne sont pas toujours détectés par les médecins, les collègues ou les proches.
«La plupart des symptômes du chemobrain, particulièrement subtils, sont difficiles à évaluer, admet Alexandre Bodmer. Nous avons des questionnaires sur la qualité de vie mais ils ne contiennent pas de questions sur une éventuelle diminution de la mémoire ou de la concentration. »
Il existe peu de moyens thérapeutiques pour traiter ou prévenir les effets du chemobrain. La littérature scientifique rapporte que la plupart des tentatives se sont avérées inefficaces, au mieux non concluantes. Un article paru en février 2019 dans The Lancet Oncology fait néanmoins état d’essais cliniques actuellement en cours qui testent des médicaments neuroprotecteurs tels que le lithium, la fluoxetine, les patchs de nicotine, de l’ibuprofène et autres antioxydants.
Le meilleur conseil visant à éviter au maximum le chemobrain reste donc probablement toujours le même, à savoir une alimentation saine, pas d’alcool ni de tabac, un bon sommeil, de l’exercice physique et, surtout, ne jamais oublier de faire travailler les méninges, notamment à l’aide de techniques d’entraînement des aptitudes cognitives ou de «pleine conscience».
Quand le vase déborde
«La chimiothérapie ne provoque pas directement une dépression ou de l’angoisse, précise finalement Alexandre Bodmer. C’est le cancer lui-même et le lot de bouleversements (dont les traitements font partie) qu’il entraîne qui affectent durement l’humeur. Des effets secondaires, tels que la dégradation de ses capacités cognitives, ne font qu’augmenter une angoisse déjà bien présente. Cela dit, pour une patiente qui adore lire, par exemple, et qui à chaque fois qu’elle termine une page d’un livre ne se rappelle plus le début, cela peut représenter la goutte d’eau qui fait déborder le vase et entraîner une dépression.»
Une étude tente de quantifier la perte d’équilibre
Certains produits utilisés dans les chimiothérapies contre le cancer du sein produisent des effets secondaires neurologiques, dont une perte de la sensibilité dans les extrémités des mains et des pieds. Depuis quelques mois, Aline Reinmann, physiothérapeute et assistante à la Haute école de santé (HEdS), a commencé une étude visant à quantifier les conséquences que ces traitements peuvent avoir sur l’équilibre, une fonction potentiellement affectée par une perte de sensibilité du contact des pieds avec le sol. Mené en collaboration avec Alexandre Bodmer, oncologue responsable du Centre du sein aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), Thibaud Kössler, oncologue aux HUG, et Anne-Violette Bruyneel, professeure à la HEdS, ce travail de doctorat vise à déterminer plus précisément le taux de femmes qui développent de telles neuropathies périphériques, à quel degré et sur combien de temps.
«J’évalue la capacité de contrôle postural de mes patientes à l’aide d’une plate-forme de force, explique Aline Reinmann. J’effectue des mesures avant et après le traitement afin de pouvoir comparer une éventuelle baisse des performances. Comme je viens de commencer, je n’ai pu voir pour l’instant qu’une poignée de patientes. Mais je compte avoir les premiers résultats d’ici le printemps ou l’été 2022.»
Qualité de vie
Ces données permettront de se faire une meilleure idée de l’ampleur du problème. Les neuropathies provoquées par la chimiothérapie sont en général réversibles. Mais un certain nombre de femmes continuent, des années après, à rapporter une dégradation de leurs capacités d’équilibre suffisamment significative pour altérer la qualité de leur vie quotidienne. «Mon objectif est de rétablir leur fonction d’équilibre, complète Aline Reinmann. On peut y contribuer à l’aide de la physiothérapie mais aussi grâce à d’autres approches comme le yoga.»
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Paru dans: Newsletter Observatoire des effets adverses, Association Savoir Patient, Avril 2021.
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Littérature scientifique
- «Adaptations to cognitive problems reported by breast cancer survivors seeking cognitive rehabilitation: A qualitastive study», Green HJ et al. Oncology (2019); DOI: 10.1002/pon.5189
- «A new normal with chemobrain: Experiences of the impact of chemotherapy-related cognitive deficits in long-term breast cancer survivors», Henderson FM et al. Health Psychol Open (2019); DOI: 10.1177/2055102919832234
- «Plausible biochemical mechanisms of chemotherapy-induced cognitive impairment («chemobrain»), a condition that significantly impairs the quality of life of many cancer survivors», Ren X et al. Biochim Biophys Acta Mol Basis Dis (2019); DOI:10.1016/j.bbadis.2019.02.007
- «Cancer-related cognitive impairment: an update on state of the art, detection, and management strategies in cancer survivors», Lange M et al. Annals of Oncology DOI:10.1093/annonc/mdz410
- «Cognitive rehabilitation for cancer-related cognitive dysfunction: a systematic review», Fernandes HA et al. Support Care Cancer (2019); DOI: 10.1007/s00520-019-04866-2
- «Suivi à long terme du patient oncologique: enjeux et défis», Sciotto F et al. Rev Med Suisse (2017); 13: 1044-8
- «Complications neurologiques des traitements anticancéreux», Hottinger AF et al. Rev Med Suisse (2016); 12: 840-3
- «Brain Structure and Function Differences in Monozygotic Twins: Possible Effects of Breast Cancer Chemotherapy», Ferguson J et al. J Clin Oncol (2007); DOI: 10.1200/JCO.2007.10.8639