Malvoyants: bientôt une vision artificielle?
L’horizon des personnes aveugles ou malvoyantes pourrait bien s’éclaircir ces prochaines années. La recherche médicale en ophtalmologie s’applique pour redonner de l’espoir aux 32 millions d’individus dans le monde concernés par un handicap visuel.
Remplacer la rétine fait partie des traitements prometteurs. Des chercheurs de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), en collaboration avec l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin, travaillent sur le développement d’un implant rétinien novateur, destiné pour l’instant aux patients souffrant de rétinite pigmentaire. Il s’agit d’une maladie génétique dégénérative de la rétine, qui touche environ 5000 personnes en Suisse. Dans cette pathologie, les cellules photosensibles qui tapissent la rétine sont endommagées, voire détruites, avec pour conséquence une perte progressive de la vision qui évolue immanquablement vers la cécité.
«La rétine est comparable au film dans un ancien appareil photo, illustre le Pr Thomas Wolfensberger, directeur médical de l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin, à Lausanne. Elle enregistre l’image et la transmet au cerveau via le nerf optique.» Comme un millefeuille, cette partie postérieure de l’œil se compose de plusieurs couches, dix au total. La couche la plus profonde est tapissée de photorécepteurs qui captent la lumière et la transforment en signaux électriques. La perte de ces cellules photosensibles réduit peu à peu le champ visuel, donnant une impression de «vision en tunnel». La réduction rapide de la vision périphérique qui caractérise la rétinite pigmentaire altère la qualité de vie de l’individu et diminue son autonomie (lire l’encadré).
À l’heure actuelle, il n’y a pas de traitements capables de ralentir ou de guérir la maladie. En revanche, il existe déjà sur le marché des prothèses rétiniennes, permettant de restaurer une partie des fonctions visuelles. Dans le monde, 300 personnes, tous dispositifs confondus, en ont profité. En Suisse, seule une patiente a déjà reçu une prothèse commerciale Argus II. C’était en 2014, à Lausanne.
Un champ visuel plus grand
«Les implants actuels n’offrent toutefois qu’un champ visuel très petit, de l’ordre de 5 à 10 degrés, si bien que les patients sont toujours médicalement considérés comme aveugles», affirment le Pr Diego Ghezzi et Naïg Chenais, chercheurs de la chaire Medtronic en neuro-ingénierie de l’EPFL. «L’Argus II crée en effet une perception et une sensation lumineuses, mais ne permet pas de lire, marcher ou distinguer des objets», poursuivent-ils. L’équipe lausannoise ambitionne de se rapprocher le plus possible d’une vision suffisamment bonne pour mener une vie normale, se déplacer seul et éviter les accidents.
Le principe de l’implant lausannois est proche des dispositifs existants. Il consiste à remplacer, dans la rétine, les cellules photosensibles endommagées par une grille d’électrodes. «Le rôle de ces électrodes est de transformer l’énergie de la lumière en courant électrique, pour générer la vision», explique le Pr Wolfensberger. Comme l’Argus II, l’implant est accompagné de lunettes surmontées d’une caméra pour enregistrer la scène visuelle et intensifier la lumière naturelle, mais il fonctionne complètement sans fil grâce à des cellules photovoltaïques.
Tests in vivo en cours
Cette prothèse a l’avantage d’être plus large et ainsi de pouvoir être en contact avec un plus grand nombre de cellules rétiniennes. Celles-ci sont donc plus nombreuses à recevoir des impulsions électriques. La souplesse du matériau choisi (un polymère transparent) limite par ailleurs la taille de l’incision et garantit une forme sphérique couvrante. Ces améliorations devraient permettre non seulement d’élargir le champ de vision (à 45-50 degrés), mais aussi d’améliorer l’acuité visuelle des images visualisées. Mais l’implant, qui a récemment fait l’objet d’une publication dans la revue «Nature Communications», reste à l’état de recherche. Des premiers résultats ont démontré sa non-toxicité et sa capacité à stimuler in vitro des rétines qui ont perdu toute sensibilité à la lumière. La réalisation de nouveaux tests, in vivo cette fois, est en cours. Des essais cliniques chez l’homme devront ensuite être menés en partenariat avec l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin. «Les patients ouverts aux nouvelles technologies et prêts à se soumettre à des évaluations médicales, conformément aux exigences d’un essai clinique, pourront y participer», précise le Pr Wolfensberger.
En parallèle, d’autres pistes sont explorées pour pallier la dégénérescence rétinienne, mais pour l’heure sans véritable succès. Parmi elles, la thérapie génique, qui consiste à remplacer le gène de la rétine défectueux par une injection, sous la rétine, par un gène qui fonctionne. Ou les programmes étonnants de substitution sensorielle, qui visent à créer la vision grâce à un autre sens que la vue, par exemple en transformant les images en un son. La perspective de recouvrer la vue n’est donc plus une utopie.
«C’est comme si je regardais par le trou d’une serrure»
Stephan Hüsler, Directeur de Retina Suisse*
«J’avais 20 ans, je faisais mon service militaire à Romont. Lors d’une expédition nocturne à vélo, j’ai été ébloui par les phares d’une voiture et j’ai chuté. Cette difficulté d’adaptation à la lumière et à l’obscurité a été le premier symptôme de la maladie. J’ai peu à peu perdu ma vision périphérique. Je me souviens, à un arrêt de bus, avoir bousculé une dame parce que je ne l’avais pas vue. À 30 ans, j’ai arrêté de faire du vélo. À 38 ans, j’ai rendu mon fusil. J’ai parfois l’impression de regarder un vieux téléviseur avec des images brouillées. À 40 ans, le diagnostic de rétinite pigmentaire est tombé. J’ai dû cesser mon activité d’employé de banque, car je ne pouvais plus lire ce qui était écrit au stylo et ne pouvais garantir l’identification des clients. L’AI m’a permis de reprendre une formation pour devenir travailleur social. Aujourd’hui, mon champ visuel est très étroit, c’est comme si je regardais par le trou d’une serrure. Je m’oriente grâce à mon chien guide et à une canne blanche. Pour travailler, lire et écrire, j’utilise la voix artificielle sur l’ordinateur et le téléphone. C’est un moyen auxiliaire rapide et très pratique.
Je trouve l’idée d’un implant rétinien très intéressante. Comme pour l’implant cochléaire, on y viendra. Je ne sais pas, en revanche, si j’en voudrais aujourd’hui, car j’aurais l’impression de voir moins bien. Les dispositifs existants donnent une vision très structurée qui exige un certain apprentissage et, à mon avis, beaucoup d’effort. Ils sont coûteux et pas pris en charge par l’assurance maladie. On verra bien dans quelques années.»
* Retina Suisse est l’association de patients affectés de rétinite pigmentaire (RP), de dégénérescence maculaire, du syndrome d’Usher et d’autres maladies du fond de l’œil. Elle s’engage pour la recherche scientifique et médicale et fêtera cette année son 40e anniversaire. Plus d’informations sur: https://retina.ch/
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Paru dans Le Matin Dimanche le 03/03/2019.