L'erreur fœtale
Cette situation est toutefois en train d’évoluer, grâce aux tests prénataux non-invasifs (ou TPNI). Comme l’expliquait récemment Mara Hvistendahl dans les colonnes de Slate.com et de Planète Santé, les firmes qui développent ces tests peuvent évaluer les risques de grossesses problématiques en prélevant de l’ADN fœtal dans le sang de la femme enceinte – sang prélevé dans une veine du bras à l’aide d’une seringue, comme lors d'une prise de sang ordinaire. Autrement dit, moins de risques de fausses couches, moins de stress, moins d’inconfort, moins de complications, et des factures plus légères. La détection des anomalies est par ailleurs bien plus rapide. Il y a quelques jours, lors d’une conférence organisée à la Stanford Law School, les firmes qui développent cette technologie ont affirmé que leurs tests pouvaient détecter les anomalies pathologiques à partir de la dixième semaine de grossesse. Officieusement, le seuil des TPNI pourrait n'être que de sept à huit semaines; peut-être même cinq.
Les tests prénataux pourront donc être pratiqués plus tôt, plus facilement et pour un prix moins élevé. Dans quelle mesure cette nouvelle donne modifiera-t-elle leur utilisation? Va-t-elle peser sur le taux d’avortement et la proportion des familles touchées par – disons – la trisomie 21? Les militants anti-IVG et les associations de personnes handicapées vont-elles crier au scandale? Les Etats restreindront-ils la pratique de ces nouveaux tests?
Je ne le pense pas. J’ai étudié les résultats de sondages récents, et me suis documenté sur les aspects scientifique et pratique des tests prénataux. Les intérêts qui se cachent derrière les TPNI sont conséquents: parents, lobbies médicaux, sociétés médicales et de biotechnologie, compagnies d’assurance, gouvernements (qui financent les soins de santé)... Quant aux militants «pro-vie», la bataille qu’ils livreront contre les TPNI sera beaucoup plus ardue que celle qui les a opposés à l’IVG.
Aux Etats-Unis, les avortements des fœtus présentant des anomalies ont toujours été mieux acceptés que l’IVG dans son ensemble. Selon de récents sondages réalisés par Gallup et Fox News, une faible majorité d’Américains se prononcent en faveur de l’avortement en cas de malformation mortelle ou de handicap physique et mental. Les militants anti-IVG ne souhaitent pas voir cette pratique appliquée aux anomalies moins importantes, et ils luttent en ce sens. Il y a quatre ans, un sondage commandé par l’Ethics and Public Policy Center (EPPC) a montré que 57% des Américains adultes acceptaient l’idée de l'avortement lorsqu’une maladie fatale avait été diagnostiquée par un test prénatal – mais que seuls 20% d’entre eux se déclaraient en faveur de cette pratique lorsqu’il s’agissait d’un problème «sérieux, mais non fatal», comme la trisomie 21.
Toutefois, les tests prénataux ne fonctionnent pas de cette manière – ce qui n’arrange pas les affaires des militants anti-IVG. Ces tests regroupent certaines pathologies et en sépare d’autres, brouillant par là même les distinctions d’ordre éthique. Précisons tout d’abord qu’il est parfaitement logique (d’un point de vu médical et financier) de dépister un grand nombre d'anomalies à l'aide d'un seul test. Une fois l’ADN du fœtus reconstitué (à partir des fragments présents dans le sang de la mère), autant en profiter pour vérifier qu’il n’est pas atteint de trisomie 21 et qu’il ne souffre pas de mucoviscidose. Certains préféreraient sans doute que ces tests se contentent de dépister l’une ou l'autre de ces deux pathologies – mais il serait bien difficile de rédiger, d’adopter et de faire appliquer une loi imposant une telle restriction.
Il serait également difficile d’établir une distinction entre les intentions de chacun. Prenons l’exemple de la sélection du sexe de l'enfant à naître. Le sondage de l'EPPC – entre autres études – montre qu’une très grande majorité d’Américains s’opposent aux avortements motivés par le sexe – féminin, en l'occurrence – du fœtus. La Chambre des représentants des Etats-Unis a récemment voté l’interdiction des IVG de ce type. Le problème, c’est que les médecins cherchent souvent à prendre connaissance du sexe du fœtus, et ce parce que certaines familles sont touchées par une maladie génétique de transmission récessive liée à l’X, qui affectent les garçons – ceux-ci ne disposant pas d’un second chromosome X pour «contrebalancer» le premier. Mais s’il est possible de prendre connaissance du sexe du fœtus pour des raisons médicales, comment déterminer quelles femmes peuvent apprendre qu’elles portent une fille, et quelles femmes n’en ont pas le droit? Et comment prendre la mesure de l’impact qu’aura cette information sur les futures décisions de la mère? Si ces femmes veulent avorter parce qu’elles refusent d’avoir une fille, elles n’évoqueront certainement pas cette raison en demandant une IVG.
Etudions de plus près la question du sondage de l’EPPC. Ce dernier ne demande pas si le dépistage des affections non mortelles devrait ou non être autorisé. Il ne s’intéresse qu’aux avortements motivés par ces fameux tests. Et ce pour une simple raison: lorsqu’on exclut le terme d’«avortement», les Américains se prononcent en faveur des tests. Dans une étude de 2004 réalisée par le Genetics and Public Policy Center, 60% des personnes interrogées se sont prononcées en faveur de certains tests génétiques prénataux (ceux permettant de dépister des maladies qui, pour certaines, n’apparaîtraient qu’à l’âge adulte) et 51% d’entre elles se sont prononcées en faveur des tests permettant de déterminer le sexe du fœtus. Dans chaque cas de figure, les tests portant sur les fœtus étaient mieux acceptés que les tests effectués sur les embryons au stade préimplantatoire. Ce qui tend à prouver que ces gens ne pensaient pas à l'avortement en répondant aux questions du sondage.
Dissociation entre les tests et la pratique de l'avortement, multiplicité des pathologies détectables en un seul examen, incertitudes quant à l’utilisation de ces informations: autant dire que la réglementation éthique des tests prénataux est un véritable cauchemar logistique. En s'opposant aux tests, les militants anti-IVG donnent l’impression de s’élever contre l’information et la santé publique; une position intenable.
Prenez l’exemple de l’ex-candidat à l’investiture républicaine Rick Santorum. Il y a deux mois, il a critiqué les tests prénataux, jugeant qu’il s’agissait d’une porte ouverte à l’avortement. Selon un sondage publié par le National Journal, une majorité de deux Américains contre un (soit 60% contre 30%) estiment que les tests prénataux devraient être autorisés, et que les compagnies d’assurances devraient être tenues de les rembourser. Précisons que la question posée par le sondage comportait un argument contre l'IVG. Dans l’émission «Face the Nation», le journaliste Bob Schieffer a réduit les arguments de Santorum à néant lors d’un échange musclé. «Sénateur, vous opposez-vous à toute forme de test prénatal?», lui a-t-il demandé. «Devrions-nous simplement tourner le dos à la science, et nous dire que ces informations ne valent pas la peine d’être connues à l’avance?» Santorum s'est alors vu contraint de faire marche arrière.
Le débat est donc pour le moins tendu – et les attaques contre les TPNI pourraient se faire plus violentes encore. Santorum visait l’amniocentèse, examen pratiqué au second trimestre de grossesse. Les TPNI peuvent être effectués dès le premier trimestre; on pourrait dès lors estimer qu’ils sont plus acceptables, le fœtus étant moins développé. Sur le plan politique, cette réalité met les militants anti-IVG dans une position délicate: ils dénoncent une technologie qui pourrait permettre de remplacer les avortements du deuxième trimestre par des avortements pouvant être réalisés dès le premier trimestre. L’année dernière, un sondage Gallup a montré que si la légalité de l’IVG du deuxième trimestre n’était acceptée que par 24% des Américains, 62% d’entre eux se déclaraient favorable à la légalité de l’avortement du premier trimestre. Une attaque des TPNI remettrait donc en question ce consensus, selon lequel il est bon d’agir au plus tôt. Et les militants anti-IVG se verraient obligés d’expliquer pourquoi les femmes doivent, à leur sens, se contenter d’examens présentant encore un risque quantifiable de fausse couche.
Du côté des militants pro-avortement, les réactions pourraient être plus explosives encore. Les nouveaux tests ne se contentent pas d’être plus précoces: ils sont moins invasifs. Tous ceux qui s’y opposent se voient contraints d’expliquer pourquoi les choix des femmes devraient se limiter aux tubes et aux aiguilles de l’amniocentèse ou du prélèvement de villosités choriales. L’an dernier, l’assemblée législative de l’Etat de Virginie a adopté une loi imposant aux femmes souhaitant avorter de subir une échographie. Cette échographie serait transvaginale, conduite à l’aide d’une «une sonde (…) munie d'un préservatif couvert de gel». Le tollé fut violent et immédiat. Les militants anti-IVG donnaient l’impression de promouvoir les abus sexuels. Le gouverneur de l’Etat fut contraint de demander aux législateurs de retirer l’échographie transvaginale de leur texte de loi. Je doute que les Républicains souhaitent courir le risque d’une nouvelle controverse en s'élevant contre les tests prénataux.
Ceci ne veut pas dire que les militants anti-avortement ne peuvent ou de doivent pas s’engager contre les TPNI. La disponibilité de tests plus faciles d’utilisation, plus précoces et moins onéreux conduira presque certainement à une augmentation du taux d’avortement. Les militants «pro-vie» pourraient par exemple agir au niveau des services de conseil à la personne et les pratiques des compagnies d'assurance; ce afin d’éviter que l'on incite certaines femmes – qui sont encore dans le doute – à avorter. Mais la meilleure façon de faire la part entre les TPNI et la pratique de l'avortement serait de pousser l'innovation médicale encore plus loin, en découvrant des méthodes permettant de soigner les embryons et les fœtus – au lieu de se contenter de s’en débarrasser. Qui pourrait s’opposer à un tel projet?