Une société qui se regarde et qui se chiffre
Le premier élément qui a permis l’avènement de cette pratique est la suppression de bon nombre de barrières techniques. Avec internet, la connaissance est accessible par tous et en tout temps. L’informatique, par le biais du smartphone, est dans toutes les poches, tandis que la puissance de calcul de ces systèmes a explosé.
Ensuite, d’un point de vue plus culturel et social, vivre sainement, faire attention à soi et à l’environnement est une attitude très valorisée dans notre société. Dans les médias, beaucoup de bruit est fait autour de certaines maladies, dont les maladies cardio-vasculaires, l’obésité, les cancers, etc. La déferlante des objets connectés qui permettent de mesurer, enregistrer et visualiser des données individuelles en temps réel (battements du cœur, kilomètres parcourus, poids…), répond parfaitement à cette prise de conscience générale de l’impact du mode de vie et de l’environnement sur la santé. «Le citoyen-consommateur devient acteur dans sa santé. Il se réapproprie son corps et son bien-être grâce à ces outils. C’est un signal fort dans un système qui se préoccupe de moins en moins du patient et de la prévention», déclare Christian Lovis, chef de service des Sciences de l’information médicale aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
Le culte de la performance
Pour Daniela Cerqui, anthropologue à l’Université de Lausanne, le Quantified Self (QS) «est l’aboutissement d’une société qui calcule et contrôle en permanence. L’Homme a d’abord voulu maîtriser son environnement, aujourd’hui il conquiert son intérieur. Le corps humain apparaît comme le dernier bastion de cette conquête du monde».
Le QS ne serait par ailleurs qu’une transposition du modèle économique, celui de l’industrialisation, sur la santé. Par ce paramétrage de plus en plus fin, le «corps machine» est poussé à l’extrême. «Derrière l’argument thérapeutique se cache l’injonction à être toujours plus productif et rentable dans une société centrée sur la performance, déplore Daniela Cerqui. On est au cœur du mythe du progrès et de la modernité.»
Si certains voient un progrès dans l’auto-mesure, d’autres regrettent ce pas de plus dans la médicalisation de la société: «Tout individu, même en bonne santé, devient un patient. C’est une intériorisation du contrôle médical, déclare l’anthropologue. L’individu devient ainsi responsable de son bon fonctionnement, c’est une pression supplémentaire. Plus on veut s’améliorer, plus on se regarde et se mesure, plus on prend conscience de ses lacunes.» Pas sûr que les valeurs de l’intime apaisent les esprits…