Du nouveau dans la production d’humains OGM
Nouvelle n’est pas le bon mot. Il faudrait dire: révolutionnaire, d’une souplesse et d’une facilité que nul n’imaginait possibles. Dans les laboratoires mondiaux, elle provoque un tsunami (pour parler moderne). Là où avant il fallait des mois pour modifier des gènes, il suffit maintenant de semaines. Les coûts ont baissé d’un facteur dix. Le génome s’édite comme s’il s’agissait d’un vulgaire texte (voir «CRISPR: "éditer" le génome comme un texte»). Couper, coller, inactiver des gènes, en introduire de nouveaux, tout cela est devenu un jeu d’enfant, ou presque.
Aussi simple que son nom –CRISPR-Cas9– est compliqué, cette technique n’a pas été inventée de novo: elle dérive d’un mécanisme d’immunité bactérienne. Les bactéries, en effet, ont appris à se défendre au cours de leur longue évolution. Ainsi, après avoir incorporé dans leurs génomes des morceaux de ceux des virus qui les infectent, elles arrivent ensuite à les reconnaître, puis à les exciser. Et c’est ce système de «ciseaux à ADN» que deux chercheuses ont réussi à reproduire et à adapter à tous les génomes, y compris ceux des mammifères. Petit commentaire, en passant: ces chercheuses avaient sous les yeux les mêmes éléments que des milliers de scientifiques. Mais c’est en comprenant leur importance potentielle et en les exploitant qu’elles ont montré un esprit d’une extrême originalité. Selon les vaticanistes du domaine, le Nobel les attend. En prémices de cette suprême onction, l’une d’elles, la française Emmanuelle Charpentier, a reçu en 2015, à Genève, le prix Louis-Jeantet de médecine.
Le retour des grandes questions
Donc, un ancestral mécanisme bactérien reconfigure l’ensemble de la biologie moléculaire. Troublante unité et incroyable plasticité du vivant. Pour le moment, certes, les chercheurs du monde entier testent CRISPR-Cas9 sur les cellules, les plantes, les animaux. Ils modifient les gènes, les allument et les éteignent pour tâcher de comprendre leurs rôles. Mais avec cette nouvelle méthode d’édition offerte en cadeau par les bactéries, nous voici aussi, nous les humains, capables désormais de changer à notre gré nos propres gènes. Retour donc aux vieilles et grandes questions.
Des chercheurs tentent par exemple de guérir des personnes atteintes de thalassémie (une maladie génétique du sang) en modifiant génétiquement les cellules souches à l’origine des globules rouges. Mais pourquoi en rester à la guérison d’individus malades? se demandent d’autres. Réapparaît donc, de manière très concrète, le grand interdit de la bioéthique: la création d’humains génétiquement modifiés.
Dans un monde qui valorise la nouveauté et le coup d’éclat, rien n’est plus attirant qu’un tabou. Si bien que les journaux biomédicaux importants, les centres mondiaux d’éthique et une bonne partie de la communauté scientifique s’inquiètent d’une possible utilisation de la technique CRISPR visant à modifier génétiquement l’embryon lorsqu’il se trouve au stade d’une cellule. Dans ce cas, en effet, la modification serait transmise non seulement à l’individu lui-même, mais aussi à ses ovules ou spermatozoïdes, puis à sa descendance. Et cela alors qu’on ignore encore largement quelles seraient les conséquences d’un pareil bricolage. Quinze pays interdisent toute modification génétique germinale. Mais cette retenue a-t-elle la moindre chance de se montrer efficace? Notre temps est celui de la mobilisation permanente. Le progrès est devenu «le mouvement vers le mouvement, mouvement vers plus de mouvement, mouvement vers une plus grande aptitude au mouvement», selon les mots de Sloterdijk. Face à ce dynamisme mobilisateur, une éthique du répit semble bien peu réaliste.
Manipulations en cours
Preuve que produire des OGM humains n’est pas qu’une possibilité, une manipulation de ce type a été réalisée par deux chercheurs chinois en avril 2015. Chez 86 embryons au stade d’une cellule (non viables, car fécondés par deux spermatozoïdes), ils ont modifié le gène causant la thalassémie. Seuls quatre ont eu les bons gènes réparés. Dans de nombreux embryons, d’autres mutations, non cherchées, sont apparues ailleurs sur le génome. L’échec est donc patent. Mais les chercheurs disent avoir déjà beaucoup appris de leur tentative.
Ce genre de remarque fait frémir de nombreux éthiciens et même les éditorialistes de journaux comme Nature et Science. Il semble d’ailleurs que l’article décrivant cette expérience leur avait été soumis pour publication, mais qu’ils l’ont refusé. C’est finalement Protein and Cell, une revue de moindre importance, qui l’a accepté. Les refus au nom de l’éthique sont peu efficaces. Il existe toujours moins regardant. L’équipe de chercheurs va continuer. A ce jour, elle est déjà suivie par quatre autres, toutes chinoises. Sans compter celles qui œuvrent en secret. La science est mondialisée et les chercheurs de certains pays sont poussés à prendre le leadership dans le nouveau monde des humains OGM. Pour eux, le tabou des pays développés apparaît plutôt comme une chance. Comment réagir? Par des sanctions scientifiques, un boycott des relations académiques?
Quel futur pour l’humanité?
Supprimer des maladies monogéniques (dues à une anomalie d’un seul gène) et graves, y compris en agissant sur la descendance, oui, peut-être, quand ce sera au point. Intervenir pour prévenir, dans la complexité du génome, des susceptibilités accrues à certaines pathologies est déjà une pratique bien plus épineuse. Impossible pour le moment de savoir si le mal qui en résultera ne sera pas pire que le bien attendu. Au-delà, sur le chemin de l’«amélioration», d’autres questions se posent: nous appartenons à une époque fascinée par la performance, l’intelligence, la beauté. Mais toutes ces notions étant comprises selon le point de vue d’aujourd’hui, qui n’est pas celui d’hier ni de partout. Et qui ne sera certainement pas celui de demain. Si donc nous cherchons à «améliorer» l’humain, nous risquons d’introduire l’idéologie d’un temps et d’un lieu dans notre propre génome. C’est-à-dire de prendre la main sur les générations futures. Alors que le premier impératif devrait être de garder à l’humanité qui nous succédera un maximum de possibles, d’ouverture à la nouveauté. Autre point: l’importance de la diversité. Ce que nous aimons chez l’autre, c’est son altérité. Ce que notre esprit cherche dans la nature, ce qui nous y enrichit, ce n’est pas sa perfection, c’est son foisonnement. Mais dès lors que nous intervenons, rentabilisons, améliorons les performances, nous diminuons la diversité. Il y a là une terrible logique. Pour le moment, elle s’applique à une bonne partie du monde que nous transformons. Bientôt, peut-être, à nous-mêmes. Qu’importe, estiment certains. Nous devons essayer tout ce qui est entre nos mains. L’évolution n’a pas de but et se montre sans pitié pour le destin des espèces. Si nous ne faisons pas tout pour prendre en main notre évolution, elle pourrait nous mener, comme ce fut le cas pour les autres, à notre extinction. Se comporter en humain, c’est justement refuser ce fatalisme. Certes. Mais le prix à payer serait de toute façon une séparation de l’espèce entre les individus améliorés et les autres. Il faudrait lancer un vaste débat démocratique, à l’échelle de l’humanité. Le véritable questionnement, nous voyons ce qu’il devrait être. Quel futur voulons-nous pour l’humanité? Quelles valeurs voulons-nous conserver? Mais de ce débat, nous sommes loin. Trop puissant est le mouvement qui nous pousse au surpassement narcissique, à l’augmentation de soi, à la longévité indéfinie. Face à l’énergie faustienne qui se déploie ici, tout refus de mouvement, voire tout appel à la modération, apparaît comme déprimant. Etrange humanité.