«Les mesures de contrainte doivent toujours être notre dernier recours»
L’image de la contrainte colle à la peau de la psychiatrie depuis longtemps. À tort ou à raison?
Dr Alexandre Wullschleger Dès le début, la psychiatrie a été liée à une pratique de contrainte et d’enfermement. L’image d’individus placés et traités contre leur gré est encore très présente. Les années 60-70 ont vu naître des mouvements, notamment liés à l’antipsychiatrie, qui se sont battus contre ces pratiques. Depuis, beaucoup d’efforts ont été réalisés pour ouvrir les portes des institutions et permettre aux gens d’être insérés dans la société, malgré leurs difficultés psychiques. La communauté scientifique porte désormais de plus en plus d’attention à cette question. La Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) va dans ce sens. Ce texte, largement ratifié par les États, nous oblige à modifier notre réflexion sur la contrainte et à développer de nouveaux modèles de soin dans lesquels les patients puissent s’impliquer, décider et retrouver une autonomie.
Sous quelles formes la contrainte peut-elle s’exercer?
La contrainte a de nombreux visages. La contrainte formelle, c’est l’hospitalisation à des fins d’assistance. À l’hôpital, elle existe dans les traitements donnés sans consentement ou dans les mesures qui limitent la liberté de mouvement. Mais il y a aussi ce qu’on appelle les contraintes informelles, qui s’exercent dans les interactions pour influencer les décisions des patients, notamment en lien avec le traitement. Cette contrainte s’exerce sur un continuum qui va de la persuasion à la menace en passant par divers types de pressions, et qui a été décrit par de nombreux auteurs. Ces pressions, utilisées à des degrés divers en psychiatrie, échappent aux contrôles et aux définitions. Elles suscitent beaucoup de débats, mais sans doute pas assez.
Que dit la loi?
La contrainte est régie par la loi et n’est autorisée que dans des situations exceptionnelles. Ce sont des mesures de sécurité établies dans le but de protéger les personnes elles-mêmes et/ou des tiers. Les professionnels doivent les appliquer de la façon la plus stricte possible.
Dans quel cas un professionnel peut-il y recourir?
Certains de nos patients sont confrontés à des crises psychiques graves qui les amènent à percevoir le monde très différemment. En tant que soignants, nous devons parfois réagir en urgence. Les mesures de contrainte doivent toujours être notre dernier recours et un moyen temporaire de protéger. Même si cela est lourd, il reste malheureusement des situations où la contrainte est inévitable. Comment les prévenir? En agissant à plusieurs niveaux et à toutes les étapes du parcours de soins. Nous devons également nous interroger et réfléchir à la façon d’accompagner les personnes concernées pour que ces décisions aient le moins d’impact possible sur elles.
Quels sont les patients les plus exposés à ce genre de scénario?
En ce qui concerne les mesures limitant la liberté de mouvement, la recherche scientifique a permis de mettre en évidence des facteurs de risque, tels que la présence de symptômes psychotiques (hallucinations, perceptions altérées du monde), la consommation de toxiques et les comportements agressifs qui se combinent souvent. Ceux-ci peuvent être renforcés par les toxiques et conduire à des gestes violents. On sait aussi que les patients jeunes et les hommes sont les plus concernés. Les situations où le danger est imminent en raison d’une crise ou de l’influence des toxiques sont heureusement exceptionnelles. Le contexte particulier de l’hôpital peut entraîner des passages à l’acte violents. Dans de tels cas, les mesures de contrainte sont inévitables pour la sécurité des patients et celle des tiers. Quant aux hospitalisations non volontaires, elles peuvent être motivées par une crise suicidaire grave ou lorsque la personne n’est plus capable d’agir pour son propre bien et se met à agir dangereusement.
Quel est l’impact de telles mesures sur les patients?
Les mesures limitatives de liberté n’ont aucune visée thérapeutique, mais sont un moyen de protection que l’on peut être amené à utiliser à un moment donné. Si certains patients révèlent, a posteriori, s’être sentis soulagés par une intervention de ce type, les conséquences sont le plus souvent néfastes. Beaucoup d’entre eux rapportent en effet un sentiment d’humiliation, de déshumanisation, une perte de respect. La contrainte peut même être vécue comme traumatique. Le risque d’imposer un nouveau traumatisme à des personnes ayant vécu des expériences lourdes du fait de leur maladie psychique, mais aussi des situations d’abus et de violence, est important. On expose ces dernières à un risque élevé de syndrome de stress post-traumatique (PTSD). On sait par ailleurs que les mesures de contrainte ont une influence négative sur la capacité du patient à s’engager dans le lien thérapeutique et à en être par la suite satisfait.
Comment faire sans?
Des modèles se développent aujourd’hui pour en diminuer l’usage et pour mieux accompagner les patients s’il y a lieu. En Allemagne, on recourt à des stratégies de débriefing, où on recueille le vécu du patient pour lui donner du sens. Le sentiment d’être entendu et respecté diminue les symptômes de PTSD. De manière générale, les modèles qui renforcent la participation des patients et favorisent la transparence sont bénéfiques. On peut aussi établir des plans de crise ou des directives anticipées qui permettent d’établir à l’avance les mesures à adopter et les préférences de traitement des personnes concernées, afin d’éviter de devoir recourir à la contrainte en dernière extrémité.
Entre la contrainte exercée et la contrainte ressentie, comment se situer?
La contrainte ressentie n’est pas forcément corrélée avec celle exercée. Les personnes qui viennent volontairement chercher des soins se sentent parfois plus contraintes que des personnes placées contre leur gré. Cela signifie qu’il y a, dans le milieu hospitalier et en particulier en psychiatrie, des pratiques qui font que les gens se sentent mal, sous pression, et empêchés de faire leurs propres choix. Or, ce sentiment de contrainte – et inversement de liberté – est en relation étroite avec le lien thérapeutique.
Qu’est-ce que les initiatives comme les directives anticipées peuvent apporter dans ce contexte?
Elles sont trop peu utilisées, mal connues et parfois difficiles à mettre en place. Je pense qu’il est important de donner aux patients l’opportunité de se déterminer, cela peut renforcer le lien avec l’équipe soignante. Il me paraît nécessaire d’intégrer les pairs praticiens à nos réflexions pour diminuer le recours à la contrainte. Je crois également à un système de soins plus souple, à une plus grande flexibilité entre les structures, les unités, au travail autour de la mobilité et de l’intégration. Une meilleure communication et un réseau de soins plus serré sont utiles pour aider plus rapidement les personnes en crise, par exemple en les traitant à domicile. La contrainte ne doit pas se penser qu’à l’hôpital, mais aussi en dehors.
_____
Paru dans Esprit(S), la revue de Pro Mente Sana, Novembre 2020.