Liaisons dangereuses entre jeûne et cancer
C’est un peu à cause de lui que tout a commencé. Le Pr Valter Longo de l’University of Southern California (USC) veut retarder le vieillissement. Forcément, il est gérontologue. Et biologiste. Ce chercheur a découvert en 2008 que réduire l’alimentation de ses souris de laboratoire leur permettait de vivre en meilleure santé. Sur sa lancée, il s’est mis à tester leur résistance à la chimiothérapie, avec ou sans nourriture. Pour ce faire, son équipe a injecté des hautes doses de produits aux petits rongeurs. Résultat? L’expérience montre des différences entre les souris qui jeûnent et les autres. C’est vite vu, celles qui ont mangé sont mortes. D’où son interrogation, quelque peu simplifiée: suffit-il de supprimer la nourriture pour devenir plus résistant?
Le 8 février dernier, Valter Longo persistait et signait comme principal auteur une étude parue dans la revue Science Translational Medicine. Son but? Montrer que de courtes périodes de jeûne sont aussi efficaces que la chimiothérapie pour lutter contre certains cancers. Toujours chez les souris, donc. Selon cette étude, le jeûne seul permet de traiter efficacement une majorité de cancers chez des animaux de laboratoire, y compris les tumeurs cancéreuses provenant de cellules humaines.
Des souris et des hommes
La réduction de la quantité de nourriture consommée ralentit-elle la croissance et la propagation du cancer? Le Pr Longo ne cache pas que seul un essai clinique de plusieurs années permettrait de savoir si ce traitement pourrait avoir des effets similaires chez l'homme. Il admet donc que l'efficacité du jeûne reste encore à prouver sur l'humain.
Pour le Pr André-Pascal Sappino, ancien chef de l’oncologie aux HUG, c’est un peu là que le bât blesse, car il confirme que les observations faites chez les rongeurs ne s’appliquent pas obligatoirement aux hommes. «Tout cela est très compliqué. Je ne nie pas que ces découvertes aient un fond rationnel basé sur des expériences scientifiques rigoureuses. Certes, il existe des analogies entre les hommes et les animaux, et de nombreux modèles animaux se sont révélés utiles pour mieux comprendre les mécanismes des maladies et développer des traitements innovateurs. Néanmoins, les modèles animaux servent à sélectionner les approches thérapeutiques que l’on peut proposer aux humains, et nécessitent donc d’être validés par des investigations effectuées chez l’être humain.»
Il ajoute que depuis environ 10 ans, on constate un regain d’intérêt pour le métabolisme des tumeurs: «C’était très à la mode il y a 50 ans puis tombé dans l’oubli. Là on vit une forme de revival de l’étude des processus métaboliques et des mécanismes de croissance des tumeurs.» Dans cette mouvance, poursuit-il, il est donc logique que l’on se questionne sur le jeûne, sur les régimes, pauvres et riches en calories, et leur influence sur la formation et la progression des tumeurs. Tout en mettant en garde: «Il y a aussi les magiciens qui s’intéressent aux maladies mortelles, ce que j’appelle du parasitage de gourous. Donc que des recherches en biologie désirent comprendre de quoi se nourrissent les tumeurs et voir ce qui influence leur métabolisme, soit. Mais le lien entre privation de nourriture et l’évolution des cancers demande à être démontré chez l’être humain.»
Bien-être plutôt que thérapie
Ce spécialiste de l’oncologie admet bien volontiers qu’une alimentation trop riche et un surpoids puissent être un facteur de risque pour bon nombre maladies, dont certains cancers. «On sait, grâce à des expérimentations humaines et animales, que l’on vit plus longtemps en étant mince. Nos habitudes alimentaires actuelles encouragent l’épidémie de diabète et d’hypertension et nous n’allons pas refaire le procès des graisses animales, sucres raffinés et autres hydrates de carbone. Les principes diététiques plaident pour une restriction de l’apport calorique.»
Il existe donc bel et bien un lien entre alimentation et santé. Mais qu’en est-il du couple jeûne et maladie? Pour le Pr Sappino, le jeûne ou la minceur relèvent davantage du domaine du bien-être que de la thérapie: «Certes, mieux manger et perdre du poids apportent un bien-être certain. Encore plus quand on est malade car on est mieux dans sa peau si on a une alimentation saine. Mais je pense que ces théories vont de pair avec un courant de pensée dominant qui prône la minceur. C’est l’effet pervers de la mode actuelle qui permet de donner encore plus de crédit à ces travaux. Que des chercheurs s’intéressent à la restriction calorique est sans doute intéressant, mais cela ne suffit pas pour affirmer un lien entre jeûne et cancer. Et cette mode, elle influence les patients, qui, face à une maladie contre laquelle la médecine classique est encore parfois impuissante, ont tendance à s’engouffrer dans tout, y compris la pensée magique. Même si le jeûne ne relève pas de la pensée magique ni du charlatanisme car il est fondé sur des bases rationnelles. Mais ces observations ne permettent pas pour l’instant, à mon avis, de recommander des telles pratiques.»
Même son de cloches du côté du Dr Dimitrios Samaras, chef de clinique à l’Unité nutrition des HUG: «Quand on parle de jeûne thérapeutique, il existe une bonne quantité de publications qui lient la restriction calorique à une prolongation de l’espérance de vie couplée à une capacité de l’organisme à résister au stress. Ces études sont faites sur une multitude d’organismes, allant des champignons aux mammifères, mais pas chez l’homme. Par ailleurs ces observations ont été faites prioritairement sur des organismes en bonne santé. Ce tableau s’opacifie encore plus quand on parle d’organismes qui ont un cancer. Un certain nombre de publications montre un effet bénéfique de la restriction calorique (mais pas du jeûne total) sur l’évolution des tumeurs chez les souris. Pourtant, ceci ne concerne pas toutes les tumeurs non plus, et une étude récente confirme que le profil génétique de la tumeur y joue un rôle déterminant.»
Jeûne et chimiothérapie
L’influence de la privation de nourriture sur l’apparition et l’évolution des tumeurs fait donc débat. Qu’en est-il de la relation entre jeûne et chimiothérapie?
Selon une étude fondée sur des données fournies par des malades et publiée dans la revue américaine Aging en 2010, dix patients atteints d'un cancer qui ont essayé de suivre des cycles de jeûne ont dit ressentir moins d'effets secondaires provoqués par la chimiothérapie qu'ils subissaient.
Au centre médical USC Norris Comprehensive Cancer Center de Los Angeles, on poursuit un essai de première phase clinique pour voir si le jeûne protège des effets secondaires de la chimiothérapie. Deux cancérologues suivent des patientes souffrant d'un cancer du sein, du canal urinaire et de l'ovaire, pour déterminer si elles peuvent supporter de jeûner pendant deux jours avant une chimiothérapie et un jour après. L’idée est d’essayer de protéger l’organisme face aux méfaits du traitement anti-cancer et de prouver que le jeûne n’est pas dangereux pour les malades. Ces essais entendent aussi comprendre si, grâce à une diminution des effets secondaires, l’on pourrait augmenter les doses de chimiothérapie. Cette expérience, pratiquée sur des humains cette fois, est le fruit de témoignages de patients ayant jeûné avant leur traitement et l’ayant du coup mieux supporté. Ses résultats ont été soumis pour une présentation à la prochaine conférence annuelle de la Société américaine de cancérologie.
«Je suis sceptique sur la privation de nourriture pour des patients qui suivent un traitement actif et toxique, annonce le Pr. Sappino. Modifier son apport alimentaire, je veux bien, on va de toute façon éviter de manger une fondue en pleine chimio, mais dans ma pratique, je peux vous dire que le cancer se moque bien de ce que le patient mange, les cellules sont très opportunistes.»
Quel apport nutritionnel?
Comme spécialiste de la nutrition, le Dr Samaras précise qu’en matière d’oncologie, le débat porte plutôt sur l’apport nutritionnel conseillé: «Les sociétés savantes internationales recommandent un soutien nutritionnel rigoureux avec entretien des apports en protéines et calories, même à travers des moyens artificiels tels que sondes gastriques ou intraveineuses. Les gains à en tirer se limitent à une amélioration de la tolérance des traitements anticancéreux avec une diminution des effets indésirables et une amélioration de la qualité de vie du patient. Il n’y a pas de données qui montrent jusqu’à maintenant une augmentation de l’espérance de vie du patient oncologique. Le débat soutien nutritionnel proactif versus jeûne thérapeutique est loin d’être fini dans le cas du cancer. Ceci-dit, le médecin moyen des pays développés aura pour longtemps encore l’idée du patient cancéreux comme “un moteur à haut régime qui a besoin de plus de carburant”, à moins que des données robustes nous montrent le contraire dans l’avenir. Dans ce sens, peu de médecins en Suisse seront prêts pour le moment à accompagner un malade cancéreux dans un jeûne pendant que sa maladie est active.»