«L’oncologie a fait plus de progrès en deux décennies qu’en 2000 ans»
Bio express
1958 Naissance à Fribourg.
1982 Diplôme fédéral de médecine à l’Université de Genève.
1991 Diplôme d’immunopathologie à l’Institut Pasteur (France).
1993 Création du laboratoire de recherche en immunologie des tumeurs (HUG et UNIGE).
1994 Titre FMH en médecine interne et onco-hématologie.
2010 Chef du Service d'oncologie des HUG, professeur ordinaire à l’UNIGE.
2011 Création du Centre des cancers.
2013 Cancer researcher of the year par le Gateway for Cancer Research (États-Unis).
2017 Création du Département d’oncologie des HUG.
2018 Co-directeur du Swiss Cancer Center Léman (SCCL).
Avez-vous le sentiment, en tant qu’oncologue, de faire le même métier qu’il y a trente ans?
Pr Pierre-Yves Dietrich: Oui et non. Nous restons sur la problématique d’une pathologie qui demeure extrêmement complexe et qui a un impact personnel, émotionnel et social immense pour les personnes touchées. Le cancer constitue encore aujourd’hui un problème de santé publique majeur et va sans doute le rester de longues décennies. Mais les progrès thérapeutiques n’en demeurent pas moins considérables. Ils se traduisent par des chiffres très concrets : il y a trente ans, le taux de survie à dix ans ne dépassait pas 25 % (tous cancers confondus). Aujourd’hui, il s’élève à plus de 50 % et ce taux va continuer à augmenter. L’oncologie a fait plus de progrès en deux décennies qu’en 2000 ans.
Quelles ont été les clés de cette prouesse?
Une compréhension fine de la biologie des cellules tumorales et de la façon dont l’organisme réagit à leur présence. Or, mieux on comprend les mécanismes en jeu, plus il est possible d’attaquer la tumeur avec efficacité tout en préservant les tissus sains. Les deux révolutions majeures qui en découlent sont l’oncologie de précision et l’immunothérapie. La première repose sur une approche personnalisée du traitement, basée notamment sur les spécificités moléculaires de la tumeur. La seconde, sur l’utilisation du système immunitaire du patient, renforcé et modifié pour être capable de détecter et anéantir lui-même les cellules cancéreuses.
L’immunothérapie a en effet considérablement amélioré le pronostic pour des cancers comme celui du poumon ou le mélanome, mais donne aussi de l’espoir pour l’un des cancers sur lequel vous avez beaucoup travaillé et qui vous a notamment valu une publication récente dans Nature : le gliome (tumeur du cerveau).
Le gliome reste un des grands défis thérapeutiques. Mais en effet, au fil des ans, nous avons compris comment les cellules immunitaires peuvent entrer dans le cerveau et dialoguer avec les cellules tumorales dans cet organe. Nous avons également identifié, sur les cellules cancéreuses, des antigènes, autrement dit des cibles contre lesquelles lancer le système immunitaire. Il y a une quinzaine d’années, les connaissances étaient infimes pour ces tumeurs. Aujourd’hui, les essais cliniques, source des plus grands espoirs, se multiplient dans le monde, c’est formidable.
En mettant en place notamment le Centre des cancers aux HUG ou le Swiss Cancer Center Léman avec les cinq institutions lémaniques que sont l’Université de Lausanne (UNIL), l’UNIGE, le Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), les HUG et l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EFPL), vous avez également contribué à une vision interdisciplinaire et interinstitutionnelle de l’oncologie. Est-ce une priorité ?
Absolument. La prise en charge du cancer constitue aujourd’hui un défi tel que les compétences doivent dépasser le cadre parfois rigide des disciplines, des institutions, des infrastructures, des cantons. La bataille est éminemment collective. Cette évolution, intimement liée aux progrès technologiques, informatiques et d’ingénierie, est formidable, mais beaucoup reste à faire. Il est donc essentiel de mettre ces compétences ensemble.
En raison de la complexité de la maladie?
Effectivement. Nous affûtons nos «armes», mais la maladie cancéreuse est extrêmement compliquée. Elle nous oblige à rester humbles et à poursuivre nos efforts. Ceux-ci se situent sur le plan médical et scientifique bien sûr, mais pas seulement. Il y a notamment un combat que nous n’avons pas su mener ces dernières décennies, c’est celui de la lutte contre le tabac. Et pourtant, les évidences sont là: responsable de près de 40 % des cancers (poumon mais aussi vessie, gorge, œsophage et beaucoup d’autres), le tabac est le facteur de risque numéro un et de très loin. Il explique d’ailleurs en partie un certain paradoxe: en trente ans, la mortalité par cancer a diminué de 30 à 40 % chez les hommes, mais de seulement 20 à 30 % chez les femmes. En cause notamment une plus faible diminution du tabagisme dans la population féminine. L’éducation à la population reste un enjeu majeur.
Cet aspect s’est-il amélioré avec le temps?
En partie oui, grâce notamment au fait que le tabou entourant le cancer s’estompe. Il y a trente ans, c’était un terme que l’on osait à peine prononcer, dans le cadre des soins comme dans les médias, tant il était violent. Aujourd’hui, il est crucial de pouvoir en parler plus librement. Car le corollaire des progrès spectaculaires en cours est que le cancer va devenir pour beaucoup une maladie de longue durée. On estime qu’en 2030, 500'000 personnes seront concernées par une vie ainsi faite de hauts et de bas, de phases d’accalmie et d’épisodes aigus de la maladie. Les enjeux qui en découlent sont individuels mais aussi collectifs…
Qu’en est-il aujourd’hui?
Une personne en rémission après un cancer doit généralement composer avec un certain nombre de séquelles, physiques ou psychiques, plus ou moins visibles, plus ou moins faciles à partager. Les réalités sont pourtant très concrètes : perte d’estime de soi, vis-à-vis des enfants, des parents, des proches, des amis, difficultés du retour à la vie professionnelle dans un monde devenu hyper compétitif, obstacles administratifs. Faire un emprunt à la banque après avoir eu un cancer est par exemple presque impossible… Et pourtant, aujourd’hui, certaines personnes dans cette situation ont la même espérance de vie que d’autres qui n’ont pas été confrontées au cancer. La société n’en a pas encore pris la mesure de ces problématiques, trop souvent vécues dans l’ombre.
Quels peuvent être les leviers du changement?
Le combat est sociétal. Cela passe dès maintenant par la promotion d’initiatives émanant d’individus ou d’entreprises, en Suisse ou ailleurs. Il me semble en effet crucial d’inscrire les actions dans une démarche positive, constructive et humaine, plutôt que dans la dénonciation perpétuelle. Et pour cause, la société n’a pas encore pris le virage attendu, mais au vu de la rapidité avec laquelle l’oncologie a évolué ces dernières années, cela est tout à fait normal. Je suis convaincu que nous saurons relever ces défis, mais la mobilisation doit être massive et collective.
Cela fait-il partie de vos prochains défis?
Absolument. Au vu des connaissances dont nous disposons aujourd’hui, des innovations inouïes dans le domaine de la génétique, de l’ingénierie ou encore de la bio-informatique, les prouesses de l’oncologie vont être exponentielles, mais le volet humain ne doit surtout pas être négligé. Quand j’ai commencé ma carrière, c’est cette dimension qui était au cœur du métier et qui m’a convaincu de me lancer. Cela ne doit pas changer.
Et si c’était à refaire?
Je recommencerais, sans hésiter. J’espère avoir donné un peu, mais j’ai tellement reçu… J’ai le sentiment de faire le plus beau métier du monde. Au cœur de l’échange avec les patients, il y a bien sûr la maladie, la question des traitements à mettre en place, mais également la vie dans laquelle tout cela s’inscrit. Très vite, on entre dans l’intime de leur parcours, de leurs projets, une relation de confiance s’installe. Bien sûr, il y a des moments difficiles, des situations dramatiques qui nous bouleversent, mais cette interaction avec les patients est d’une richesse inimaginable.
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