Surcharge mentale en temps de pandémie
Il y a un an, la pandémie de coronavirus touchait la Suisse. Nous avons eu peur d’être contaminés, nous avons fait des tests de dépistage, nous avons vécu la quarantaine, nous avons été malades ou non, nous avons pris de la distance avec nos proches, nous avons pleuré l’un d’eux, nous nous sommes inquiétés pour nos parents, nous avons quitté nos bureaux pour le télétravail, nous avons dû travailler moins ou au contraire beaucoup plus, nous avons voulu partir en vacances à l’étranger, nous y avons renoncé, nous avons profité de nous attabler dans les cafés et les restaurants avant leur fermeture, nous nous sommes précipités pour y retourner à leur réouverture, nous avons eu très envie d’aller au cinéma, au théâtre, au concert, nous nous sommes évadés grâce aux écrans ou aux livres, nous avons beaucoup cuisiné, nous avons mangé plus que de raison, nous nous sommes sentis seuls, frustrés, tristes, impatients. En un an, notre monde a changé et nos habitudes avec. L’heure de la quiétude retrouvée n’a pas encore sonné. Ce stress permanent, vécu à des degrés divers selon les individus, est lourd de conséquences pour notre santé physique et psychique. Notre cerveau est mis à mal par cette situation: trous de mémoire, pertes de repères, difficultés de concentration, confusion, esprit brumeux, etc. La crise sanitaire, et le stress qu’elle impose, impacte notre mémoire, à plus d’un titre. Décryptage d’un phénomène et solutions pour y remédier.
Le stress chronique, source d’épuisement
Témoignage: «J'ai commencé à m'inquiéter sur mes capacités de concentration»
Entre les oublis et les petites méprises du quotidien, Marius* ne se reconnaît plus depuis plusieurs mois, il témoigne : «Quand j'ai égaré la première fois mon caddy au supermarché, j'ai sincèrement cru qu'un client distrait me l'avait subtilisé, une simple méprise. Mais la seconde fois - un mois plus tard - j'ai commencé à m'inquiéter sur mes capacités de concentration. Après cette année de télétravail, j'ai l'impression que le mode "pilotage automatique" que nous avons habituellement dans nos actions de tous les jours, fonctionne moins bien. Cela m'a été confirmé le mois suivant quand je suis parti de la station-service sans payer mon essence, ce qui ne m'était jamais arrivé auparavant!
Je me rends compte que j’ai de la peine à mémoriser les choses. Le fait d’associer un lieu, où j’ai discuté de quelque chose avec quelqu’un, est un repère qui m’aide normalement à transformer l’échange en action: écrire un mail, planifier une réunion, noter une idée. Cela donne du relief au souvenir. Le manque de repères brouille mon esprit. Il faut dire aussi que je dors assez mal. Est-ce que tout cela est dû au Covid que j'ai attrapé cet hiver? Aucune idée et mon médecin n'a pas de réponse à ce sujet.»
* Prénom d’emprunt
Le stress est une réponse adaptative de l’organisme: il nous permet de faire face à un danger ou à une situation inconfortable grâce à un comportement adéquat. Lorsqu’il est ponctuel, son aide est précieuse. Mais si les hormones du stress sont libérées pendant une durée prolongée, elles perdent leur effet bénéfique et commencent à affecter négativement nos capacités cognitives. «L’hippocampe, une zone impliquée dans les processus de mémoire, est directement impacté. A la longue, son volume se réduit et empêche la genèse de nouveaux neurones, explique Alison Montagrin, chercheuse en neurosciences à l’Université de Genève. D’où les fréquentes difficultés liées à la mémoire dans notre vie de tous les jours».
La dépression et l’anxiété altèrent la mémoire
La crainte de tomber malade ou de contaminer un proche, le poids des mesures sanitaires, de même que les incertitudes liées au futur sont sources de mal-être, voire d’anxiété et de dépression. Pour le cerveau, c’est une double pleine. Car l’anxiété et la dépression nuisent fortement aux performances cognitives, comme l’explique Paul Matusz, neuroscientifique et chercheur à l’Institut de gestion à la HES-SO Valais: «Leurs effets sur le volume et la structure de l’hippocampe sont majeurs, rendant l’encodage et la consolidation des souvenirs difficiles». Le fait d’être constamment dans un état d’alerte épuise. Il est difficile, dans ces conditions, de focaliser son attention sur ses études, son travail, d’apprendre de nouvelles choses, voire même de se projeter dans un avenir proche et de se fixer des objectifs. Quant aux ruminations anxieuses, elles perturbent le sommeil, pourtant un allié précieux pour la mémoire et la concentration. C’est un vrai cercle vicieux.
La solitude nuit aux souvenirs
La distanciation sociale, la fermeture des lieux publics, le télétravail et les cours à distance nous ont éloignés les uns des autres. Pour beaucoup, ces mesures sont synonyme de solitude. Or, c’est de mieux en mieux démontré: l’isolement social, en plus de la souffrance psychique qu’il engendre, a des effets négatifs sur le cerveau. «Le niveau de solitude prédit la survenue de la maladie d’Alzheimer», relève Paul Matusz. Dans l’immédiat, le fait que nous n’ayons plus l’occasion de partager nos anecdotes de vie et de travail autour de la machine à café impacte la mémoire épisodique, celle des événements que nous vivons. Car non seulement les interactions sociales sont bonnes pour le moral, mais elles stimulent en plus la mémoire. À force de nous raconter, nous consolidons nos souvenirs, qui forgent notre identité.
La monotonie ennuie, mais pas que
Se «réancrer» dans la réalité grâce au contact avec la nature
Prendre l’air, comme dit le dicton, voilà peut-être un remède simple face à la surcharge mentale que cause la pandémie. De nombreuses études montrent que le contact avec la nature améliore non seulement la santé physique (réduction de la pression sanguine et du rythme cardiaque notamment), mais aussi la santé mentale. Dans une étude parue en 2019 dans l’International Journal of Environmental Health, des chercheurs ont ainsi montré que les adultes qui ont grandi à proximité de zones vertes présentaient une meilleure santé mentale que ceux originaires de zones urbaines. Il y aurait une composante évolutive aux bienfaits du contact avec la nature. Non seulement nous faisions partie de la nature au cours de notre évolution, mais nous en étions aussi dépendants. Nous devions nous fier à nos sens, à notre intuition et à nos réactions pour trouver de la nourriture, de l'eau, un abri - les choses les plus importantes. Nous chassions ou cultivions notre nourriture ; nous la ramenions à la tribu. C’est pour cela qu’effectuer des activités dans la nature apparaît bénéfique pour notre santé. Rebâtir une relation d’unité à la nature nous ferait nous reconnecter à l’essentiel et nous aiderait à redevenir plus proches de nos sensations primitives en laissant de côté, pour un temps, les réflexions cognitives qui nous font penser au futur et ressasser le passé. «On appelle cela la biophilie, explique Nicolas Senn, professeur à Unisanté. Effectuer des activités dans la nature serait en soi bénéfique au vu de la relation que l’individu engage avec son environnement.»
La nature permet aussi d’échapper aux sources d’angoisses du quotidien. Mais il n’y a pas que le grand air qui soit bénéfique pour la santé. Profiter des espaces verts ou s’investir dans des jardins communautaires s’avère aussi bénéfique pour les populations et les individus. Dans le cas des jardins, l’apprentissage de compétences a un effet positif. «Le rattachement à un objectif concret et tangible - la production de nourriture - ainsi que l’expérience esthétique offerte par les jardins contribuent à créer du sens, de la satisfaction, un sentiment de fierté et des valeurs pour les jardiniers, commente encore Nicolas Senn. De cette manière, les jardins renforcent le sentiment de bien-être.» Même si nous n’en comprenons pas encore tous les mécanismes, le contact avec la nature est donc bénéfique à la fois pour le corps mais aussi pour la tête. Surtout en période de pandémie.
Lorsqu’on travaille depuis chez soi, les journées se ressemblent. On dort, on mange, on travaille au même endroit, parfois sans voir un chat (à part le sien). Le quotidien est peu rythmé, moins riche. Les contacts sociaux sont plus rares et appauvris lorsqu’ils ont lieu sous forme distancielle. En plus d’être une source de démotivation, cette monotonie perturbe notre mémoire épisodique, fortement rattachée au contexte spatio-temporel. On encode d’autant mieux un souvenir qu’il est lié à un moment précis, par exemple le fait de boire un thé avec tel collègue à tel endroit. «Une équipe en Californie a montré que le confinement a même diminué la mémoire autobiographique (souvenirs et connaissances personnelles de chacun) de personnes chez qui elle est d’habitude élevée. Le fait de rester chez soi ne permet pas de relier nos souvenirs à un espace-temps particulier, ce qui crée des difficultés mnésiques», relate Alison Montagrin.
Le multitâche, une habitude à oublier
Lire ses e-mails professionnels tout en ayant à l’esprit l’organisation familiale, répondre aux questions du petit dernier en écoutant son interlocuteur au téléphone. Avec le télétravail, la pandémie nous a plus que jamais précipités dans le multitâche, un facteur de stress et de fatigue important. Notre cerveau est capable de gérer plusieurs actions simples simultanément, mais n’est pas équipé pour réaliser plusieurs tâches complexes à la fois, explique Paul Matusz: «Lorsque nous faisons deux choses en même temps, les informations liées aux deux tâches interfèrent l'une avec l'autre. Cela exige plus d’effort et nous empêche de les exécuter correctement».
Quelques stratégies neuroprotectrices
Voici quelques astuces permettant de ménager notre cerveau, d’une part, et d’améliorer nos performances cognitives de l’autre. Pour rester productif, Paul Matusz recommande d’établir une liste de tâches quotidiennes en les hiérarchisant et en limitant le temps consacré à chacune d’elles. À la fin de la journée, on fait un bilan et on planifie les jours suivants.
Il est également important de se fixer un cadre. S’il n’est pas possible de dédier à son travail un espace séparé de la vie de famille, on veillera à se fixer des horaires de travail et à les respecter. À l’issue d’une journée de travail, on enchaîne directement sur autre chose. L’absence de collègues nous pousse parfois à travailler sans discontinuer quand on n’aligne pas les séances à distance. Mais il faut faire des pauses: quitter régulièrement son écran, regarder au loin toutes les 30 minutes, pendant au moins trois minutes. On peut aussi passer des coups de fil en allant faire le tour du quartier. Ces respirations sont essentielles pour maintenir sa concentration.
Vous voulez renforcer votre mémoire épisodique? Cassez la routine. Faites une coupure nette entre les activités de la semaine et celles du week-end. Pour stimuler votre mémoire, vivez des expériences nouvelles, de celles qui demandent un effort et qui déclenchent des émotions vives. Car la monotonie ne profite pas à notre cerveau. Prendre des chemins de traverse, introduire de la fantaisie et de la variété dans le quotidien, sortir de soi-même et partager ce qu’on vit avec les autres: voilà ce dont on a besoin. Certes, les possibilités de contacts sociaux et d’évasion sont restreintes, mais il faut faire preuve d’imagination et renouer avec la simplicité: danser, chanter, jouer et rire avec ceux qu’on aime, lire un livre qu’on a toujours voulu lire, se lancer dans une nouvelle activité comme l’apprentissage d’une langue, bricoler, jardiner, s’occuper des plantes à la maison, etc.
Méditer pour prendre le large
Méditer est aussi une excellente façon de s’extraire de cette spirale. La méditation de pleine conscience propose justement de se centrer sur le moment présent, de laisser passer les pensées qui nous traversent et de porter attention à nos sensations, en dehors de tout jugement. La réussite et l’échec n’ont pas cours dans cette expérience à chaque fois singulière. L’exercice consiste à observer et accepter le moment présent, tel qu’il est. On ne compte plus les études scientifiques attestant des bienfaits de la médiation sur le mental. Une pratique régulière permet de réduire l’anxiété et le stress. Elle est aussi un excellent moyen de mieux maîtriser ses émotions et retrouver un calme intérieur.
Bouger pour améliorer la plasticité cérébrale
Vissés sur notre siège de bureau ou affalés sur notre canapé, on a souvent tendance à refuser l’évidence. Pourtant, de nombreuses études scientifiques démontrent les bienfaits d’une activité physique régulière pour la santé et le cerveau, confirme Kinga Igloi, chercheuse en neurosciences fondamentales à l’Université de Genève: «Une activité physique modérée augmente les capacités cognitives et améliore la plasticité cérébrale. Lorsqu’on fait de l’exercice, la concentration, dans le sang, de molécules (les endocannabinoïdes notamment) impliquées dans la plasticité cérébrale, augmente. Les neurones se connectent plus facilement entre eux tandis que les circuits neuronaux sont renforcés». Les mémoires épisodique et autobiographique gagnent alors en efficacité. Marcher régulièrement augmente la matière grise dans l’hippocampe, selon une étude américaine. Une recherche menée à l’UNIGE a montré qu’après 15 à 30 minutes de vélo, les participants activent davantage leur hippocampe et ont de meilleures performances de mémoire.
En adoptant ces stratégies neuroprotectrices, on peut stimuler notre plasticité cérébrale et diminuer les effets du stress et de la fatigue. Quant aux effets du virus lui-même sur la mémoire, les données scientifiques manquent encore pour pouvoir les déterminer.
Yasser Khazaal: «Nous sommes mal équipés face à la surstimulation digitale»
Au début de la pandémie, le digital s’est avéré être une stratégie efficace pour faire face à la crise tant au niveau des contraintes professionnelles que sociales. Mais avec le temps, un usage intensif des écrans et le mélange entre vie privée, divertissements et travail que ces outils favorisent peut avoir des effets néfastes sur l’attention et sur la qualité de nos relations sociales. Selon Yasser Khazaal, professeur à l’Université de Lausanne et spécialiste des addictions, nous sommes malheureusement mal équipés pour faire face à cette surstimulation digitale. Explications.
Les outils digitaux nous ont aidés à faire face à la crise. En quoi leur utilisation intensive peut-elle toutefois poser problème?
Avec le temps, la banalisation de leur utilisation peut conduire à un mélange des différents environnements de vie. Dans ce que nous avons appelé la première vague, il y a eu une forme de solidarité. On s’est dit qu’on allait surmonter cette épreuve ensemble. Dans le travail, les réunions ont été limitées. Les gens ont eu l’impression de se concentrer sur l’essentiel. Avec la durée, les choses se sont compliquées. Les interfaces digitales sont devenues l’habitude et la routine. La charge de travail est, pour une partie des personnes, revenue à la normale, voire s’est amplifiée à cause de la facilité d’utilisation de ces outils. C’est là que les problèmes peuvent survenir. Tous les environnements se mélangent dans le numérique. L’exemple le plus marquant, à moins de le paramétrer pour éviter cela, est Facebook. Le ludique, le social, le travail: tout est activé en même temps. Il n’y a plus de différences entre les environnements privés, de loisirs et de travail. Les segmenter demande une énergie folle.
Le risque, c’est aussi de papillonner d’un écran à l’autre sans plus réussir à se concentrer?
Oui. Les stimulations incessantes interfèrent dans les actions qu’on est en train de mener et nous empêchent de les terminer. Certaines personnes vont être sans cesse dans le «switch», dans le changement. Il y a une excitation de base liée au «switch», même hors pandémie. Cela se voit sur la peau. La conductance cutanée, soit l’activité électrique à la surface de la peau, augmente avant de changer d’écran et au moment du « clic ». Cette excitation est médiée par les contenus: plus ils sont chargés émotionnellement, plus cette sensation va être forte. Cette satisfaction que provoque le «switch» a un effet entraînant qui va nous inciter à interrompre nos actions en cours et à nous installer dans ce besoin de changement permanent. Cette surstimulation peut nuire à la qualité de l’attention. Un peu comme si vous gardiez vos notifications allumées lorsque vous êtes à une conférence: il devient plus difficile de suivre le propos de l’orateur.
La qualité des relations sociales n’est pas la même sur les réseaux qu’en « direct ». C’est un autre problème?
Le digital permet de garder le contact avec les proches et les collègues durant la pandémie. La dimension physique, le toucher, une partie des interactions non-verbales manquent cependant. «Être» avec quelqu’un physiquement apporte en soi quelque chose à la relation sociale. Cette absence du contact physique s’ajoute à la diminution de l’accès aux autres ressources naturelles que sont les loisirs et les autres plaisirs auxquels on a habituellement accès pour vivre «normalement». Pour certains, ce manque de diversité des sources de satisfaction peut devenir problématique.
Quelques conseils pour gérer une surstimulation digitale:
- Le digital doit rester au service de nos besoins
- Maintenir une diversité des intérêts et des sources de satisfaction (digitales et non-digitales)
- Utiliser les ressources digitales pour décider du contrôle de votre usage (par ex : désactiver les notifications, utiliser le mode avion, utiliser le contrôle du temps d’écran, désactiver une publication…)
- En cas de communication tendue, songer à un autre mode de communication, qui donne plus de chances de s’entendre
- Préserver les différentes sphères d’intimité (maison, travail, famille, amour…)
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Paru dans L’Illustré le 31/03/2021.