Anorexie: jusqu’où les gènes sont-ils coupables?
Et si notre santé psychique, notre métabolisme ou encore notre taille et notre poids nous prédisposaient à certains troubles du comportement alimentaire (TCA) comme l’anorexie? C’est ce que tend à démontrer une récente étude menée par une équipe de l’Université de Genève (UNIGE)[1]. En analysant le génome de plus de 20’000 personnes, les chercheurs ont en effet confirmé l’origine psychiatrique des TCA, qui partagent un profil génétique commun avec certains troubles comme la schizophrénie, l’anxiété ou la dépression.
Mais la particularité de leurs travaux a été de mettre en évidence des profils génétiques communs entre ces maladies et des aspects métaboliques et physiques. Ainsi, les marqueurs de l’anorexie mentale semblent liés à une base génétique de poids faible, tandis que les marqueurs de la boulimie et des accès hyperphagiques sont liés à une prédisposition à l’obésité. «Cette étude nous a permis de comprendre que l’anorexie a des bases génétiques qui ne sont pas seulement de type psychiatrique mais aussi liées au métabolisme et à des facteurs anthropométriques comme le poids, l’IMC ou encore la taille», explique Nadia Micali, professeure au Département de psychiatrie de la Faculté de médecine de l’UNIGE et cheffe du Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), qui a dirigé ces travaux. Deux individus présentant un même risque génétique psychiatrique pourraient donc développer deux troubles alimentaires différents selon qu’ils soient prédisposés génétiquement à un poids faible ou élevé. Cette meilleure compréhension des mécanismes de l’anorexie pourrait aider à mettre en place des stratégies de prévention ou une identification précoce de la maladie à l’avenir. «Cela ouvre également la voie à des pistes thérapeutiques spécifiques focalisées sur ces facteurs biologiques», ajoute Nadia Micali.
La conjugaison de différents facteurs biologiques
Depuis plusieurs années déjà, le rôle du cumul de facteurs biopsychosociaux dans la survenue de la maladie est acquis. «Nous avons identifié plusieurs gènes impliqués dans l’anorexie mais ce n’est pas l’un d’entre eux en particulier qui est seul responsable de la maladie, explique la Pre Micali. C’est plutôt la somme de tous ces gènes ainsi que l’association de facteurs environnementaux qui augmentent le risque.» En effet, dans les TCA dits «complexes», comme l’anorexie, plusieurs facteurs endogènes sont impliqués. Les gènes, le genre féminin, le métabolisme, mais aussi le tempérament. «Les personnes qui souffrent de troubles des conduites alimentaires partagent certains traits de personnalité, constate Alain Perroud, psychiatre[2] spécialiste des troubles du comportement alimentaire. Elles sont généralement perfectionnistes, possèdent une grande propension à l’anxiété ou encore une difficulté à gérer leurs émotions et leur humeur.»
Le rôle du microbiote est lui aussi questionné. Ces milliards de micro-organismes qui peuplent notre système digestif interagissent en permanence avec notre cerveau et pourraient conditionner, voire entretenir certains mécanismes de la maladie.
Le poids de la société
Parmi les causes extérieures à l’individu, le rôle de la société occidentale et des médias ne serait pas négligeable dans la survenue de certains troubles du comportement alimentaire. Un contexte paradoxal qui, d’un côté, favorise le surpoids et la sédentarité, et de l’autre, diffuse une image corporelle idéale qui est une injonction permanente à la minceur en entretenant une grossophobie ambiante. «Les troubles des conduites alimentaires sont arrivés dans notre société relativement récemment, dans les années 50-60, constate Alain Perroud. Il y a eu un changement du rapport aux repas, à l’alimentation, ainsi qu’à l’image du corps, en particulier celui de la femme.» Cela est surtout vrai pour la boulimie et les accès hyperphagiques, des maladies dont la prévalence est en augmentation dans les pays occidentaux. En Europe, quatre personnes sur dix seront ainsi confrontées à un TCA dans leur vie. La prévalence de l’anorexie, en revanche, semble stable ces dernières décennies. En Suisse, plus d’une femme sur cent sera concernée par cette maladie.
Une «responsabilité» du malade?
De cette conjonction de plusieurs facteurs menant à l’anorexie, Alain Perroud propose dans son livre une image parlante: «On peut dire que la nature a fourni le fusil, que la société y a mis une balle et que le régime a appuyé sur la gâchette.» Il pose ici la question de la responsabilité du patient dans la maladie. Certes, un régime alimentaire mené en connaissance de cause au-delà du raisonnable peut enclencher le processus. Mais, on l’a vu, d’autres facteurs, notamment des prédispositions biologiques, y participent également. «Il faut minimiser la part de responsabilité du patient, propose-t-il. Dans sa classification internationale des maladies, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a d’ailleurs retiré la notion d’intentionnalité de perte de poids dans la définition de l’anorexie.»
Autre mythe à déconstruire, celui du trauma (du choc psychologique). S’il peut évidemment impacter l’équilibre psychique et entraîner une certaine fragilité, l’événement traumatique aigu n’est pas un facteur spécifique. «On le retrouve chez 30% des patients souffrant d’anorexie mentale et dans les mêmes proportions chez les sujets souffrant d’autres troubles mentaux sévères, constate Alain Perroud. Il ne prédisposerait donc pas à l’anorexie plus qu’à autre chose.»
Les parents, au cœur de la stratégie thérapeutique
Les évidences autour d’une origine multifactorielle de l’anorexie ont apporté une meilleure connaissance de la maladie. Fini le temps où la mère était pointée du doigt comme seule coupable. «On a depuis un moment déjà arrêté de jeter la pierre aux parents, souligne Alain Perroud. Au contraire, ces derniers ont un rôle central à jouer dans la guérison.» En effet, la psychothérapie classique d’inspiration psychanalytique, par manque d’efficacité, a peu à peu laissé sa place aux thérapies spécifiques familiales. «On sait aujourd’hui qu’il faut non seulement intégrer les proches dans la thérapie mais aussi s’appuyer sur eux pour une collaboration efficace», conclut Nadia Micali, qui place ce type de prise en charge au cœur des consultations AliNEA des HUG, destinées aux enfants et adolescents souffrant de troubles de l’alimentation et du comportement alimentaire.
Du nouveau dans le traitement de l’anorexie mentale
Dans une étude récemment publiée par la revue Journal of Clinical Investigation[3], l’équipe du Pr Salah El Mestikawy (Centre de recherche de l’Institut Douglas/ Université Pierre et Marie Curie) a mis en avant le rôle de l’acétylcholine dans les comportements alimentaires. Une diminution de ce neurotransmetteur dans le striatum – une partie du cerveau impliquée dans certains comportements – provoquerait la mise en place d’habitudes de restriction alimentaire. Parallèlement, des chercheurs français et québécois ont étudié sur des souris l’effet d’un médicament couramment utilisé dans le traitement de la maladie d’Alzheimer pour compenser ce taux d’acétylcholine. Ils ont constaté une diminution progressive des comportements alimentaires de restriction et devraient prochainement transposer ces résultats chez l’humain. Une piste prometteuse dans le traitement de l’anorexie, pour laquelle il n’existe à ce jour aucun médicament efficace et qui constitue l’une des maladies psychiatriques causant le plus de décès.
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Paru dans Le Matin Dimanche le 08/08/2021.
[1]. One size does not fit all. Genomics differentiates among anorexia nervosa, bulimia nervosa, and binge‐eating disorder, International Journal of eating disorders, février 2021. En collaboration avec les Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), le King’s College de Londres, l’University College de Londres, l’Université de Caroline du Nord (UNC) et l’Icahn School of Medicine du Mont Sinaï.
[2]. Auteur de l’ouvrage Savoir traiter l’anorexie mentale, RMS éditions, 2021.
[3] Favier M, Janickova H, Justo D, et al. Cholinergic dysfunction in the dorsal striatum promotes habit formation and maladaptive eating. J Clin Invest 2020;130(12):6616-6630. doi: 10.1172/JCI138532.