Alcool: trop, c'est combien?

Dernière mise à jour 01/11/21 | Article
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Pour trinquer, célébrer, se détendre… l'alcool est invariablement au rendez-vous. Le problème, outre ses conséquences sur la santé, tient dans sa fâcheuse tendance à se rendre indispensable au fil du temps. Quelles sont les limites d'une consommation «normale»?

Quand parler de dépendance?

Le terme «dépendance» à l’alcool se réfère à différents critères. Un diagnostic peut être posé si au moins trois des six critères suivants ont été présents durant un mois lors de l’année écoulée:

• Envie compulsive de boire
• Augmentation des doses pour avoir le même effet (tolérance)

• Sensation de manque à l’arrêt (physique ou psychique)
• Perte de contrôle (boire plus et plus souvent que prévu)
• Poursuite de consommation malgré les effets négatifs
• Diminution des activités habituelles au profit de la consommation

Quels que soient l’âge, le sexe, la catégorie socioprofessionnelle, la consommation d’alcool concerne une vaste proportion de la population. En Suisse, on estime qu’une personne sur dix boit quotidiennement et qu’une personne sur deux consomme de l’alcool 1 à 6 fois par semaine. L’alcool est ancré socialement dans nos mœurs et nos habitudes et il est parfois difficile d’identifier la frontière entre consommation ponctuelle, chronique ou dépendance.

L’adage «un verre par jour est bon pour la santé» est en tout cas totalement obsolète. C’est désormais une évidence scientifiquement incontestable: l’alcool est néfaste pour la santé, dès le premier verre. Très calorique, il favorise d’abord la prise de poids, elle-même facteur de risque de nombreuses maladies, comme le diabète. Sur le long terme, l’alcool impacte notre organisme de façon irrémédiable. Ainsi, 8% des décès enregistrés en Suisse sont dus à sa consommation1. Parmi les causes de ces décès, la première est le cancer (un lien avéré a notamment été démontré pour les cancers colorectaux, des voies aérodigestives supérieures, de l’œsophage, du foie et du sein), puis les maladies digestives (cirrhose, pancréatite) et cardiovasculaires. «L’alcool entraîne aussi des conséquences neurologiques comme l’apparition de troubles cognitifs, explique le Pr Daniele Zullino, chef du Service d’addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Chez les jeunes de moins de 20 ans, une consommation importante et/ou régulière peut impacter le développement du cerveau, particulièrement vulnérable à cet âge-là.»

Outre les effets physiologiques, la dimension psychologique et sociale ne doit pas être oubliée. Une consommation chronique peut raviver des troubles existants: anxiété, troubles de l’humeur, état dépressif… «Mais elle peut aussi avoir des répercussions sur le quotidien avec un isolement, une diminution des activités habituelles ou des problèmes d’ordre financier», constate Monique Portner-Helfer, porte-parole d’Addiction Suisse.

Le verre de trop

«Je buvais souvent en soirée avec des amis. Un jour, en état d’ébriété, j’ai traversé la route sans faire attention et j’ai été percutée par une voiture. Je m’en suis sortie avec une dent cassée et plusieurs points de suture au front mais, depuis, je ne bois plus avec excès.» Cet épisode, qui fut un déclic chez Marta*, 35 ans, illustre bien la notion de consommation ponctuelle à risque: une grande quantité d’alcool bue en quelques heures qui peut avoir de lourdes conséquences. «On parle aussi de binge drinking, observé par exemple chez les jeunes lors d’occasions festives, détaille le Dr Thierry Favrod-Coune, médecin adjoint au Service de médecine de premier recours des HUG. Les conséquences sont immédiates et peuvent être graves.» La vigilance et la réactivité étant affectées par la consommation d’alcool, le risque d’accidents, de violences physiques (par exemple, violences conjugales), ou encore de comportements sexuels à risque, est élevé. «Chez les personnes présentant un terrain dépressif, le risque suicidaire croît également avec la consommation d’alcool, qui a un effet désinhibiteur», poursuit le spécialiste des addictions.

Chacun sa limite

Les proches aussi trinquent

Les études le montrent, lorsqu’un individu a une consommation problématique (alcool ou autres substances ou comportements), tout le cercle proche peut être touché: amis, parents, enfants, fratrie. «Le fardeau de la dépendance est lourd à porter pour l’entourage, explique Monique Portner-Helfer, porte-parole d’Addiction Suisse. Les proches ont alors eux-mêmes un risque accru de connaître des problèmes de santé, comme des troubles du sommeil, des états dépressifs, de l’anxiété ou une consommation problématique de substances psychoactives.» Des groupes de soutien et des consultations en alcoologie spécialement dédiés à l’entourage existent. Ils permettent d’apporter les outils nécessaires (psychologiques et pratiques) pour vivre avec une personne dépendante. Pour Jean-Pierre*, retraité et aujourd’hui sobre (lire article principal), dont la femme a participé à ces groupes d’entraide, cela a été un accompagnement essentiel. «Elle m’a apporté une stabilité fondamentale», confie-t-il. Mais attention, «ce n’est pas aux proches de traiter les patients, met en garde le Pr Daniele Zullino, chef du Service d’addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Il faut une certaine distance émotionnelle pour soigner ces personnes.»

 

Pour donner des repères aux consommateurs, les autorités de santé proposent des seuils précis de consommation à risque. Ainsi, l’OFSP a établi, sur la base des données scientifiques en sa possession, des limites en termes de fréquence, de durée, et de quantités (lire encadré). «Ces seuils ne signifient pas qu’en dessous on n’a pas de conséquence et qu’au-dessus on en a forcément, prévient le Pr Zullino. Chacun possède ses propres facteurs de risque, une prédisposition familiale, un terrain fragile, un traitement en cours… et doit donc adapter sa consommation selon sa vulnérabilité.»

À noter également que ces seuils concernent «un adulte en bonne santé» et ne sont donc pas pertinents pour les autres âges. Les adolescents et jeunes adultes ne devraient ainsi «pas boire d'alcool du tout», une consommation régulière d’alcool augmentant le risque d’adopter des habitudes de consommation problématiques et affectant le développement neurologique. De la même façon, les personnes âgées sont invitées à «faire davantage attention». Pour des raisons métaboliques, le taux d’alcool chez elles s’élève plus rapidement et peut provoquer des atteintes à la santé, un effet négatif sur des maladies préexistantes, ainsi qu’un fort risque de chute. L’alcool apparaît également comme un facteur de risque dans l’apparition de démences. Doivent aussi adapter leur consommation d’alcool les personnes dont l’activité nécessite une grande concentration (conduite, travail…). Enfin, il est recommandé aux femmes enceintes (impact sur le développement fœtal) et aux personnes prenant des médicaments (risque d’interaction médicamenteuse) de renoncer totalement à l'alcool.

On comprend bien ici l’importance de différencier santé publique et santé individuelle. À chacun d’entre nous d’affiner notre propre balance bénéfices/risques. «Posez-vous ces deux questions: "Qu’est-ce que l’alcool m’apporte de positif (sociabilité, dégustation, bonne humeur, rien…)?" et "Qu’est-ce qu’il me coûte (troubles du sommeil, fatigue physique ou psychique, irritabilité, risques pour ma santé…)?", conseille Thierry Favrod-Coune. Cela vous permettra d’établir votre propre seuil.»

Des traitements adaptés

«J’ai commencé à boire adolescent et j’ai tout de suite perçu le pouvoir de ce produit en termes de confiance en soi et d’aide à l’intégration. Il m’a semblé dans un premier temps que l’alcool pouvait m’aider à surmonter ce que je considérais comme un handicap, confie Jean-Pierre*, aujourd’hui à la retraite. Puis c’est devenu mon quotidien pendant quarante ans, avec jusqu’à une bouteille d’alcool fort par jour.» C’est alors le cercle vicieux qui referme son piège. L’alcool peut d’abord être perçu comme une sorte d’auto-traitement, déclenché par des situations qui sont autant de facteurs de risque. Parmi elles: phobie sociale, dépression, trouble anxieux, mais aussi niveau socio-économique, deuil, âge avancé… «La vulnérabilité de chacun est très personnelle, la part génétique n’explique qu’une partie des addictions», précise Daniele Zullino.

Jean-Pierre revient de loin. Après de multiples problèmes de santé, il est aujourd’hui totalement sobre et mesure pleinement l’impact de l’addiction qui «a mis en danger les fondements mêmes de [sa] vie». Famille, travail, santé, liens sociaux, aucun domaine n’est épargné. Pour le retraité, le bout du tunnel a pris l’apparence d’un groupe d’entraide d’alcooliques anonymes. «Le processus s’est fait en plusieurs étapes, mais lors de la première réunion, j’ai pris conscience que j’avais un trésor entre les mains, des outils qui allaient vraiment pouvoir m’aider.» Ces groupes de parole entre pairs, aussi appelés «traitements communautaires», se basent sur un programme d’actions en plusieurs étapes et un système de valeurs et de fraternité. Plusieurs études ont démontré l’effet bénéfique de ces groupes de soutien.

L’accompagnement peut aussi être psychique (psychothérapie, approche cognitivo-comportementale, mindfulness…) ou médicamenteux. Dans tous les cas, au vu des risques potentiellement graves d’un sevrage d’alcool (changement d’efficacité médicamenteuse, détresse psychologique, risque d’épilepsie…), une prise en charge par un médecin de premier recours ou un spécialiste en addictologie est nécessaire. Lors de la première consultation, la personnalisation des objectifs est essentielle pour soutenir la motivation. Une discussion entre le patient et le médecin abordera ainsi plusieurs questions: quels sont mes objectifs de vie? En quoi l’alcool m’empêche de vivre? Quelle quantité d’alcool serait possible sans que mes objectifs de vie ne soient mis en péril? «Si les objectifs thérapeutiques ne correspondent pas aux objectifs du patient, on réduit de 50% la réussite, constate le Pr Zullino. Un objectif non atteint est un mauvais objectif. On préfère la diminution d’un verre chez un gros buveur, que viser encore moins et ne rien obtenir du tout.»

La rechute fait partie du processus

«Tout comme Federer ne réussit pas chacun de ses coups, la rechute fait partie de l’évolution du sevrage, compare Daniele Zullino. C’est une expérience sur laquelle on travaille.» Il est important de distinguer un dérapage passager – de quelques heures, jours ou semaines – d’un retour constant et stable à une consommation problématique. «Si la motivation de revenir à l’objectif est toujours présente, le processus peut être repris, en travaillant sur les éléments déclencheurs de ce dérapage.» Car la sobriété est un état fragile. Jean-Pierre ne le sait que trop bien. «Aujourd’hui je fais ma vie "à côté" de l’alcool. Il est là, pas loin, mais je ne veux plus me battre contre lui. Je sais qu’il serait le plus fort.»

Seuils de consommation à risque (OFSP)

Consommation à faible risquea

Consommation ponctuelle à risque

Consommation chronique

Hommes en bonne santé

Pas plus de 2 boissons alcooliques standardsb par jour

À partir de 5 verres en quelques heures, au moins une fois par mois

À partir de 4 verres standardsb par jour

Femme en bonne santé

Pas plus de 1 boisson alcoolique standardb par jour

À partir de 4 verres en quelques heures, au moins une fois par mois

À partir de 2 verres standardsb par jour

Il est conseillé de renoncer à la consommation d’alcool au moins 2 jours par semaine.

b 1 verre standard = 10g d’alcool pur, soit 1 verre de vin, 1 verre de bière (25 cl), 1 verre d’alcool fort (3 cl).

     

Vers qui se tourner?

____________

* Prénom d’emprunt.

1. 10% pour les hommes, 5% pour les femmes. Source: monitorage Addiction et MNT (MonAM) de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP).

Paru dans Le Matin Dimanche le 24/10/2021.

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