Le cancer est-il dû au mode de vie ou au seul hasard?
De quoi on parle?
Les faits
Un généticien et un mathématicien américains réputés, Bert Vogelstein et Cristian Tomasetti, affirmaient le mois dernier dans la revue Science que, dans la majorité des cas, le cancer n’est dû ni à des facteurs génétiques ni au mode de vie et à l’environnement, mais au hasard. Leurs conclusions, comme la manière dont ils ont conduit les recherches, sont vivement contestées par le monde médical.
La suite
Les auteurs de l’étude ont déjà répondu, point par point, à leurs nombreux détracteurs. Mais vu le relais médiatique de leur thèse, la polémique n’est pas près de s’éteindre.
Il est rare qu’un article scientifique fasse autant de bruit et suscite tant de réactions outrées de la part du monde médical. En concluant que deux tiers des cancers ne seraient dus qu’au hasard, l’étude publiée par deux chercheurs américains dans la célèbre revue Science jette un sacré pavé dans la mare. Car cela sous-entend que, dans la majorité des cas, la prévention ne sert pas à grand-chose.
De plus, la démarche des chercheurs semble, aux yeux de leurs pairs, plutôt hasardeuse. «Si les auteurs de cette étude n’étaient pas aussi réputés, jamais Science n’aurait publié leurs recherches», estime Eric Raymond, chef du service d’oncologie médicale du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV).
En cause, les cellules souches
L’étude a en effet été réalisée par deux personnalités de l’Université Johns-Hopkins, à Baltimore: Bert Vogelstein, éminent généticien considéré comme «nobélisable», et Cristian Tomasetti, un mathématicien reconnu. Le duo de scientifiques s’est demandé pourquoi certains organes sont beaucoup plus fréquemment sujets au cancer que d’autres: le risque d’avoir une tumeur au poumon au cours de sa vie est d’environ 7% mais n’est que de 0,0007% pour les cartilages du larynx.
Ils en ont déduit que la génétique et les facteurs liés à l’environnement ou au mode de vie (produits chimiques, virus, consommation de tabac, d’alcool, etc.) n’expliquent pas tout. Par exemple, si la nourriture est en cause, pourquoi les cancers de l’intestin grêle sont-ils vingt fois moins fréquents que ceux du colon? Si la génétique est coupable, comment se fait-il qu’une même anomalie génétique prédispose à la fois au cancer colorectal et à certains cancers de l’intestin grêle?
Selon eux, l’explication tient au fait que, dans certains tissus, les cellules (et notamment, en amont, les cellules souches) se divisent beaucoup plus que dans d’autres. Or chaque division cellulaire implique de copier l’ensemble de l’ADN, et chaque copie peut être entachée d’erreurs (les mutations, voir infographie). Ce sont ces erreurs qui sont à l’origine des cancers. Donc, plus une cellule se multiplie, plus elle a de risques d’engendrer un cancer. Rien à voir avec les facteurs de risque: le processus est aléatoire, donc dû au hasard.
Pour confirmer leur hypothèse, les chercheurs ont sélectionné trente et un cancers et ont chiffré la fréquence de chacun dans la population américaine. Et ça marche: ils ont constaté par exemple que les cellules souches du colon se divisent quatre fois plus que celles de l’intestin grêle, ce qui explique que les incidences des cancers affectant ces deux organes sont différentes. C’est ainsi que, tous calculs faits, ils sont arrivés à la conclusion que la «faute à pas de chance» intervient dans les deux tiers des cancers, même si des facteurs génétiques ou liés à l’environnement contribuent à augmenter les risques.
Cette interprétation a offusqué de nombreux médecins. D’autant plus qu’elle repose sur des bases très fragiles. «Les auteurs n’ont pas apporté de données nouvelles. Pour connaître l’incidence des différents cancers, ils ont analysé une banque de données américaine qui est peu fiable», constate Eric Raymond. En outre, ils n’ont tenu aucun compte du fait que la fréquence des tumeurs varie selon les régions: le cancer de l’estomac est rare aux Etats-Unis mais fait des ravages en Asie. Etonnamment, les auteurs ont aussi exclu de leurs investigations les tumeurs du sein et de la prostate, pourtant très répandues. Leurs données «ne collent donc pas à la réalité clinique, souligne l’oncologue du CHUV. S’il y avait eu un médecin dans l’équipe, il aurait dit à ses collègues de faire attention à ce qu’ils avancent.»
Des «erreurs de copie»
Par ailleurs, tout mettre sur le dos de la division cellulaire est un peu rapide. «On sait qu’il y a une erreur de copie par million de réplications d’une cellule», explique Eric Raymond. Comme l’organisme contient des milliards de cellules, à ce rythme «on devrait tous avoir en permanence un cancer». En fait, les mécanismes de réparation de l’ADN corrigent ces anomalies la plupart du temps. Reste que ces mécanismes sont plus ou moins performants selon les individus. Certains fumeurs, par exemple, échappent au cancer du poumon car leur système de réparation est très efficace. Si la chance intervient, c’est à ce niveau-là qu’elle se manifeste.
Et si, comme le prétendent les chercheurs américains, la majorité des cancers résultait d’une sorte de loterie, «cela signifierait qu’il n’y a rien à faire», conclut le médecin du CHUV, et que la prévention, qui a pourtant largement fait ses preuves, est inutile. On comprend donc la fureur du monde médical à propos de cet article dont l’écho a été massif dans le monde entier.
Cancer du poumon: le chromosome Y désavantage les hommes
Dans le même numéro de la revue Science parue au tout début de l’année, l’article des chercheurs américains sur la part de hasard dans la survenue de cancers est suivi d’un autre consacré à de nouvelles recherches sur le cancer du poumon. Cette étude «éclaircit un mystère», selon le chef du service d’oncologie médicale du CHUV Eric Raymond, mais contredit le précédent.
Car s’il a été prouvé que le tabac favorise le développement du cancer du poumon, on ne comprenait pas jusqu’alors pourquoi les fumeurs sont plus susceptibles de contracter la maladie que les fumeuses. Une équipe internationale, menée par des chercheurs suédois, avance une explication. La différence entre hommes et femmes viendrait du fait que le tabac fait perdre aux premiers leur chromosome Y (le chromosome mâle), qui disparaît de certaines de leurs cellules, notamment celles du sang. Pour ce faire, ils ont étudié le génome des cellules sanguines de plus de 6000 hommes. Le lien entre la disparation d’une partie des chromosomes masculins et le développement lié au tabac de tumeurs dans les poumons n’est pas élucidé. Mais les scientifiques avancent une hypothèse: il existe des gènes «suppresseurs» de tumeur sur le chromosome Y; quand celui-ci disparaît, les gènes protecteurs s’évanouissent eux aussi.
Une chose est sûre: on trouve fréquemment des cellules privées de leur chromosome mâle dans les tissus cancéreux. Cette étude est «beaucoup plus intéressante que celle des chercheurs américains, constate Eric Raymond, car elle est fondée sur des données de laboratoire et non sur le calcul, comme la précédente». Ces résultats n’ont, eux, suscité aucune polémique.
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Cancer du poumon
Chaque année en Suisse, on dénombre environ 4100 nouveaux cas de cancer du poumon (carcinome bronchique), ce qui représente 10 % de toutes les maladies cancéreuses. Le cancer du poumon touche plus souvent les hommes (62 %) que les femmes (38 %). C’est le deuxième cancer le plus fréquent chez l’homme, et le troisième chez la femme. C’est aussi le plus meurtrier, avec 3100 décès par an.