Jamais sans mon smartphone
Nous sommes tous devenus prisonniers de la toile, ou presque. Internet s’est peu à peu rendu indispensable en s’immisçant dans le moindre recoin de nos vies. «Ce besoin d’être relié aux autres, aujourd’hui via les réseaux sociaux et autres plateformes interactives, n’est pas nouveau. Il répond au caractère profondément social de l’être humain», explique d’entrée de jeu le professeur Yasser Khazaal, spécialiste des troubles de l’addiction aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
Grâce aux nouvelles technologies, cette soif de contact, de visibilité et d’interactions est potentialisée par des réponses très diversifiées et surtout instantanées. La densité du réseau et la puissance toujours plus importante des connexions ont naturellement renforcé cette tendance à vouloir être en lien. Internet a par ailleurs changé notre rapport au temps, à l’espace, à la vitesse, au nombre de personnes qu’un seul individu peut, à un moment donné, toucher. On peut être à la fois ici et là, faire plusieurs choses en même temps et mener de front plusieurs conversations à la fois. Notre niveau d’attention est toujours plus fractionné en raison de ces sollicitations permanentes. Au risque de nous faire perdre la tête?
Un peu, beaucoup, passionnément
La question du «trop-plein» se pose. Celle de la fatigue que pourrait engendrer la dissociation permanente qui en découle aussi. Faut-il profiter des vacances pour faire une pause numérique et retrouver un mode de fonctionnement moins effréné et moins éparpillé? La réponse du spécialiste genevois est plutôt nuancée: «Il y a plusieurs façons de voir les choses. On peut déjà se demander si Internet engendre une hypersollicitation qui aurait pour effet de diminuer notre capacité d’attention, ou s’il ne contribue pas plutôt à développer des ressources cognitives qui étaient peu utilisées auparavant.»
Si cette question n’est pas tranchée, il peut être utile de faire la balance entre les coûts et les bénéfices personnels liés à ce changement de paradigme, propose le professeur Khazaal: «Il faut évaluer quelles sont ses priorités. Se demander comment notre rapport au numérique interfère avec notre vie et les diverses situations qui la composent. Evaluer si notre utilisation systématique augmente notre sentiment de performance ou, au contraire, si cela freine notre travail par exemple. On peut aussi réfléchir aux bénéfices, à savoir si cela nous permet d’enrichir le moment présent ou la conversation que l’on mène ou si cela nous en éloigne».
Comme un doudou
Néanmoins, le besoin d’avoir toujours son smartphone avec soi et de regarder toutes les trente secondes son écran, en quête de nouvelles notifications, questionne. Peut-on développer une dépendance à Internet et quels en seraient les symptômes? «C’est un champ d’études encore en développement, mais il semblerait que les zones du cerveau activées lors d’un usage particulièrement intensif soient les mêmes que celles sollicitées dans le cadre d’addictions, déclare le professeur Khazaal. Le problème que l’on rencontre, c’est que beaucoup de gens sont des utilisateurs d’une infinité de produits connectés. Cela se traduit par un usage important en termes d’heures».
L’addiction à proprement parler survient en présence d’un mode de consommation peu contrôlé et lorsqu’une nette priorité est accordée à ce type d’activités au détriment d’autres aspects de la vie de la personne, avec des conséquences sur l’efficacité au travail, les relations interpersonnelles et les émotions. On observe également la poursuite de l’activité problématique malgré le déséquilibre que cela suscite entre les différents pans d’intérêts de la personne. «L’attrait vers les nouvelles technologies est tel qu’on ne débranche pas malgré tout. Une certaine irritabilité peut surgir si l’entourage demande d’arrêter», poursuit le spécialiste.
Se désintoxiquer
Faire une cure de «détox digitale» comme il en existe aux Etats-Unis ou simplement se retirer dans un lieu dépourvu de toute connexion peuvent-ils être des solutions? «La nécessité de se déconnecter partiellement ou totalement doit, encore une fois, se poser à titre individuel. De tels séjours ressemblent a priori à des traitements existants contre d’autres formes d’addiction. Je pense qu’il n’est pas nécessaire de passer par de tels modèles. Aujourd’hui, quand une dépendance est avérée, on privilégie un travail thérapeutique dans le milieu de vie de la personne, plutôt qu'un éloignement total du milieu naturel. Car le risque d'un tel isolement est de ne pas savoir gérer l'utilisation d'Internet lors d’une nouvelle confrontation», conclut le spécialiste.
L’attrait d’un nouveau monde
Pourquoi Internet nous attire-t-il autant? A travers les réseaux sociaux, les jeux en réseau ou les sites de rencontre, Internet nous ouvre les portes de mondes très immersifs. Les personnes qui cherchent à échapper aux tensions et à leurs soucis quotidiens seront particulièrement attirées, celles qui éprouvent des difficultés sociales aussi. «Par le biais d’un ou de plusieurs avatars par exemple, l’internaute se construit une identité et trouve une place différente de celle qu'il a en dehors d'Internet. Le jeu intensif crée des habiletés qui peuvent compenser un manque de confiance dans d'autres domaines de la vie, hors du jeu», explique le professeur Khazaal. Une association entre addiction à Internet et dépression existe également, mais on ignore encore dans quel sens.