L’EPO pour protéger le cerveau des prématurés
Les progrès en médecine prénatale ont permis d’augmenter considérablement le taux de survie des bébés nés avant terme. Mais ces enfants présentent un risque plus élevé de lésions cérébrales et de troubles neuro-développementaux que ceux nés à terme, et les conséquences sur le long terme peuvent être lourdes.
En Suisse, en 2013, près de 6000 enfants (7,2%) sont nés avant la 37e semaine de gestation, tandis qu’un nouveau-né sur dix est considéré comme grand ou très grand prématuré. Développer des stratégies thérapeutiques permettant de protéger le cerveau de ces bébés représente donc un réel enjeu de santé publique. Or, actuellement, aucun traitement de ce type n’existe (voir encadré).
En 2005, les universités de Zurich, Bâle et Genève se sont unies pour lancer une vaste étude, incluant près de 500 prématurés, dans le but de tester l’effet neuroprotecteur de l’EPO (erythropoïétine). Les premiers résultats de cette recherche, pilotée depuis Genève par la professeure Petra Hüppi, ont été publiés récemment dans la revue médicale JAMA. Ils suggèrent un effet positif de l’EPO administrée à haute dose durant les premières heures de vie des prématurés.
Les espoirs de l’EPO
Outre les problèmes liés au manque de maturité de leur système respiratoire (voir encadré), les prématurés présentent également un fort risque d’anémie (déficit en globules rouges). Pour y remédier et diminuer le nombre de transfusions sanguines, l’EPO est couramment utilisée.
Cette hormone, connue du grand public pour son utilisation en tant que dopant par certains sportifs, est sécrétée par le rein et stimule la production des globules rouges dans la moelle osseuse. «Ce sont des observations de terrain qui ont amené à se questionner sur les effets neuroprotecteurs de l’EPO, raconte Russia Ha-Vinh Leuchter, pédiatre aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et auteure de l’étude. Les médecins ont constaté que les prématurés qui avaient reçu de l’EPO semblaient avoir moins de séquelles neurologiques que les autres.»
Les études rétrospectives réalisées dès lors sur les données disponibles dans les centres de néonatalogie, ainsi que les travaux de recherche menés sur des modèles animaux, montraient tous une tendance à un effet positif de l’EPO. «Mais il n’y avait toujours pas d’étude prospective, réalisée dans le but de tester avec des protocoles standardisés cet effet chez des enfants. C’est ce qui a motivé notre projet », ajoute la professeure Hüppi.
Un cerveau immature
Le développement du cerveau est lent et se poursuit bien après la naissance, jusqu’ à la fin de l’adolescence. Mais des étapes clés se produisent avant que le bébé ne naisse, notamment dans la matière blanche, qui constitue le réseau de connexions entre les neurones (matière grise). Ce manque de maturité cérébrale explique, pour une part, l’incapacité des nourrissons prématurés à assurer des fonctions aussi simples que la déglutition. «Chaque semaine supplémentaire gagnée a son importance, commente Pierre Gressens, directeur de l’unité Neuroprotection du cerveau en développement à l’INSERM. Les complications à court et long terme diminuent avec le temps passéin utero.»
Pour estimer ces éventuelles lésions cérébrales, les médecins utilisent le plus souvent l’échographie transfontanellaire (au milieu du crâne, entre les fontanelles). Depuis quelques années, l’imagerie par résonance magnétique (IRM) est également devenue un outil diagnostic de choix. «C’est une excellente technique, complémentaire de l’échographie, explique Russia Ha-Vinh Leuchter. Aujourd’hui presque tous les prématurés ont une IRM lorsqu’ils atteignent le terme initialement prévu.»
Le groupe de recherche de Petra Hüppi, constitué de médecins et de physiciens, est reconnu pour son expertise en IRM néo-natale, ce qui a justifié de choisir cette technique pour évaluer les effets aigus de l’EPO.
165 IRM de nouveau-nés
«Nous avons réalisé et analysé des IRM chez 165 nouveau-nés, c’est colossal! C’est un vrai travail d’équipe», souligne Russia Ha-Vinh Leuchter, qui insiste sur le rôle majeur de sa collègue physicienne Laura Gui, qui cosigne l’article avec elle. Parmi les 165 bébés ayant passé une IRM, 77 avaient reçu de l’EPO de synthèse dans leurs premières heures de vie. Un score a été établi, sur la base des observations de la matière blanche et grise, pour chacun de ces enfants, nés entre 26 et 31 semaines. Les bébés qui ont reçu de l’EPO présentaient un score significativement meilleur que les autres, ce qui suggère que l’EPO a bel et bien permis de réduire certaines lésions cérébrales chez ces enfants.
Prudence de mise
«Ces résultats sont vraiment importants car ils pourraient signifier à terme qu’un traitement neuroprotecteur existe pour les prématurés, se réjouit le Dr Ha-Vinh Leuchter. Mais nous devons attendre que ces enfants grandissent et que l’on observe si l’EPO est bénéfique sur le long terme, notamment sur les fonctions motrices et cognitives.» En effet, il reste très difficile aujourd’hui de «prédire» le devenir des prématurés: «les examens réalisés à la naissance permettent d’exclure certaines atteintes graves ou, au contraire, de repérer des cas à risque qui requièrent un suivi particulier, précise Russia Ha-Vinh Leuchter. Mais le cerveau est un organe "plastique" dont le devenir dépend de différents facteurs et l’expérience montre que toutes les trajectoires de vie peuvent être modifiées.»
Tous les bébés inclus dans cette étude ont aujourd’hui fêté leurs deux ans. Ils ont passé des premiers tests pour évaluer leurs fonctions motrices et cognitives. D’autres tests seront réalisés à leur cinquième anniversaire. Les conclusions définitives de l’étude pourront alors être publiées.
D’autres cibles thérapeutiques
Actuellement les soins standards apportés aux prématurés dans les heures entourant la naissance consistent principalement en l’administration de corticostéroïdes et de surfactant. Cette substance complexe est indispensable à une fonction respiratoire normale, mais les poumons des prématurés ne sont pas suffisamment développés pour la produire eux-mêmes. Or «la fonction pulmonaire de ces bébés est vraiment le point crucial de leur survie, c’est la priorité. Mais il va de soi que si les poumons vont mieux, le cerveau ira également mieux», explique Pierre Gressens, directeur de l’unité Neuroprotection du cerveau en développement de l’INSERM. Le spécialiste ajoute qu’il n’existe pour le moment qu’un seul produit connu pour protéger le cerveau des tout petits: le sulfate de magnésium, injecté à la mère juste avant l’accouchement. «Mais ce traitement est très controversé, car il y a plusieurs années, un nouveau-né – à terme – est décédé après une injection. Il y a sans doute eu une erreur de dosage mais depuis, la communauté médicale reste très partagée.»
En France, un tiers seulement des praticiens seraient favorables à l’utilisation de ce produit, qui n’a en outre qu’un effet modéré: «Il faut traiter 80 enfants pour qu’un présente une amélioration», précise Pierre Gressens. Plusieurs essais cliniques sont en cours pour tester les potentiels effets neuroprotecteurs d’autres substances, notamment la mélatonine. Le xénon, un gaz rare, a démontré d’importants effets bénéfiques dans des protocoles expérimentaux. Des études cliniques devront démontrer si son utilisation est possible et efficace chez le nouveau-né.